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Mort et mystique dans la philosophie de Bergson

Mort et mystique dans la philosophie de Bergson

L’article ci-dessous est la synthèse du mémoire de Saïd Bendif intitulé « Mort et mystique dans la philosophie de Bergson », lauréat 2013 de la Bourse étudiants de l’IMI. Saïd Bendif a présenté ce mémoire en 2013 en vue de l’obtention du grade de Master en Philosophie à l’Université de Paris Ouest Nanterre.


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« D’où venons nous ? Où allons ? Qui sommes nous ? »

Les « questions angoissantes » de notre existence, de son origine et de sa destination sont l’interrogation philosophique par excellence. Pourtant la question eschatologique demeure comme un des tabous dans nos sociétés modernes. La mort s’impose en termes juridiques ou médicaux mais toujours par accident. Nos statistiques recensent les morts, mais oublient la mort puisqu’aucun discours positif ou mythique ne la pense pour elle-même.

Lorsque de tels discours osent prendre voix, ils sont aussitôt rejetés du côté de la pseudo-science ou du folklore. Notre agnosticisme est ce refus, par crainte « magique » d’un retour d’une supposée mentalité archaïque.

À l’opposé des sociétés anciennes qui proposaient un discours cohérent et partagé
sur la mort, notre modernité repose sur son refoulement. Pourtant une absence de réponse collective à l’angoisse du « pour-quoi ? » ne supprime en rien la question au
niveau de l’individu. Cette position de la modernité est-elle viable ?

Une société peut-elle persister sans satisfaire ce besoin moral de l’individu ? Peut-elle garder une cohérence dans l’espace et le temps sans donner du sens à son
existence et par la même à celle des membres qui la composent ?

La sécularisation des sociétés européennes est un phénomène encore récent et pas
totalement achevé. Au moment où nous assistons à la résurgence du religieux dans
le champ politique, nous pouvons nous demander si ce retour n’est pas favorisé par
l’absence d’un discours philosophique sur la mort et les fins de l’homme.

Un tel discours est-il possible? Non content d’une posture critique ou morale, il
s’engagerait sur le terrain de la métaphysique pour reconquérir son objet qu’est l’au-delà.

Il nous semble qu’à ce titre l’entreprise bergsonienne est digne d’attention, son
objectif consistant justement dans cette tentative à la fois de religion positive et de
théorie du religieux.

Entreprise de salut, la démarche bergsonienne se veut une tentative d’élucider le
problème de la survie
« … progressivement comme on élucide un problème de biologie ou d’histoire, (par) une expérience de plus en plus approfondie, (… ) une vision de plus en plus aiguë de la réalité »
L’énergie spirituelle, l’âme et le corps, p. 58

L’œuvre de Bergson

Les quatre grandes œuvres de Bergson suivent ainsi l’ordre des problèmes métaphysiques à savoir la Liberté, l’Âme et son Immortalité, la Providence et enfin la
Bonté divine. L’Essai sur les Données immédiates de la Conscience a pour objet la
recherche d’un principe spirituel libre. Matière et mémoire veut montrer en quoi ce
principe est distinct du corps et comment éventuellement il pourrait survivre à la destruction de ce corps. Dans L’évolution créatrice ce principe individuel participe d’un principe de vie plus grand, l’élan vital lui-même émanation de Dieu. Ainsi
l’Homme est voulu, il est une fin de la Vie, si ce n’est la Finalité du mouvement vital.
Enfin l’essai sur Les Deux Sources de la Morale et de la Religion affirme que la
Création de l’Homme est voulue par un principe d’amour qui aime sa créature et la
destine à une fin heureuse, qui serait l’expérience même de cet amour.
C’est donc dans une démarche toute classique que la métaphysique de Bergson
vise à établir l’existence d’un au-delà et plus précisément de « l’âme » principe
d’animation du corps qui s’en distingue et qui par conséquent subsiste à sa
destruction physique de ce corps. Derrière la liberté et la réalité de l’esprit, c’est
toujours de la survie de l’âme dont il est constamment question comme en sous-texte dans l’oeuvre.
[[Il est non seulement récurrent mais prend des développements significatifs dans les conférences du philosophe :

 Quatre conférences sur « l’immortalité de l’âme » Mélanges, p. 944-959

 Cours de l’Université Columbia, Spirituality and Liberty, Mélanges, p. 978-989

 Onze conférences sur « la personnalité » aux Gifford Lectures d’Edinburgh, Mélanges, p. 1051-1086

 Conférence de Madrid sur l’âme humaine, Mélanges, p. 1201-1215

 (Conférence de Madrid sur la personnalité, Mélanges, p. 1215-1235]]

La méthode de l’intuition métaphysique

(…) si (la philosophie) devait se borner à mettre indéfiniment aux prises ceux qui affirment et ceux qui nient l’immortalité pour des raisons tirées de l’essence hypothétique de l’âme ou du corps, ce serait presque le cas de dire, en détournant de son sens le mot de Pascal, que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine
L’énergie spirituelle, l’âme et le corps, p. 58

Expérience intégrale, l’activité philosophique s’appuie à la fois sur les faits de la
science et les données de la conscience pour suivre la réalité dans ses contours les
plus sinueux. Par-là même les grands problèmes philosophiques trouveraient la
possibilité d’une résolution par un retour critique au contenu empirique des concepts
et des actes qu’ils impliquent. Plus profondément c’est l’intuition qui doit primer car la
conscience est par son critère d’évidence le fondement même de toute
connaissance.
Si remettre en question le témoignage de la conscience équivaut à ruiner toute
possibilité de savoir, qu’en est-il de la croyance universelle et quasi-instinctive en la
survie ? Ne doit-elle donc pas juste répondre à une simple aspiration de l’amour propre de l’homme mais se fonder plutôt sur quelque chose de bien plus profond au
sein de la conscience. Elle pourrait se fonder également sur une expérience probable de l’au-delà, « l’au-delà qui est à l’intérieur » selon le mot de Boutroux.

Par ailleurs nombreux sont les témoignages de communication avec l’au-delà. La
croyance populaire aux fantômes et aux êtres spirituels que Freud explique par la
projection d’une culpabilité inconsciente, est pour beaucoup dans la conviction d’une
survie post-mortem.

Théoricien de la métapsychique, Bergson attend en effet la revivification de la
philosophie par la science et l’intuition, et plus précisément par la science psychique
et l’expérience mystique. Celles-ci doivent se compléter l’une l’autre pour amener à
une connaissance de plus en plus précise de l’au-delà. Le projet de métaphysique
positive de Bergson se confond donc en partie avec la tentative de fondation
épistémologique d’une science « pneumatique » que Kant voulait impossible et
entreprend en un sens une réhabilitation de Swedenborg et ses héritiers face à Kant
qui a éreinté le célèbre médium de sa critique des Rêves d’un visionnaire.

Bergson reprend donc la question centrale de la philosophie classique étant celle de l’âme et de son immortalité garantie par l’existence d’un Dieu bon. C’est que toute tradition philosophique ne peut que difficilement faire abstraction du substrat religieux et culturel qui lui fait corps en l’occurrence le christianisme et le néoplatonisme pour la philosophie occidentale.

Dans son but, la démonstration bergsonienne s’attache à montrer :

 1) l’inconcevabilité d’une annihilation et l’origine de la représentation du néant par l’intelligence. Rien n’est détruit, tout se conserve dans le passé. L’anéantissement n’est que l’oubli du passé refoulé mais coexistant toujours avec le présent.

 2) la critique de la théorie du parallélisme psychophysiologique avec l’affirmation que l’esprit déborde le corps. Ici c’est l’hypnose qui fournit le modèle d’une possible action à distance.

Il faut rappeler le contexte de la psychologie de l’époque de Bergson avec un conflit
latent entre d’une part la neurophysiologie qui repose sur les thèses corollaires de
l’épiphénoménisme et du parallélisme et l’hypnose qui renverse la subordination de
l’esprit au corps en montrant l’action causale de l’esprit sur le corps.

Il y a chez Bergson la volonté d’un changement de paradigme car l’hypnose renvoie plus profondément à un pouvoir d’auto-affection et donc à un principe d’action libre du sujet.
[[C’est pourquoi cette conception de la liberté est paradoxalement solidaire de l’affirmation de la responsabilité du sujet tant de sa subjectivité que de ces sujétions. (la responsabilité de l’acte dans le Rire, EDIC et Lettre de jury de cour d’assise, Mélanges, p. 1026-1030)]]

La crise morale

La fin du XIX siècle voit le déclin de l’influence de l’Église sur la société française. Le mouvement anticlérical obtient naturellement la séparation de l’Église et de l’État. La croyance en l’immortalité est balayée au même titre que les autre dogmes
religieux par le long processus de sécularisation des sociétés européennes. Cette
crise religieuse prend sa source dans la contradiction entre les dogmes des
traditions religieuses et la représentation ordinaire du monde.

Par ailleurs les bouleversement sociaux, conséquences de la révolution industrielle, entraînent une vive réaction notamment sous la forme de l’apparition des extrêmes-droites qui critiquent les fondements de la démocratie et de l’intellectualisme qui lui sont associés.

Il faut comprendre qu’il s’agit d’une période de transition où s’achève la maturation
de la France comme Nation moderne. C’est à cette même époque que voient le jour
les sémantiques de la race et des racines : l’enracinement chez Maurice Barrès
avec son culte de la terre des morts, le déracinement chez Simone Weil.

Le contexte de la IIIème République :

La Nation cherche ses mythes tels que Jeanne d’Arc, sainte patronne et héroïne
patriotique et ses grands hommes modèles immortalisés pour leur action exemplaire.

La République encore nouvelle a besoin de créer une éthique neuve pour une
société sécularisée, une morale républicaine que doit diffuser l’Instruction publique.
Appuyé par le Ministère de l’Éducation, Emile Durkheim se sent investi d’un devoir
envers la République : remplir le vide laissé par l’Église catholique en développant
une morale laïque fondée sur la science. Dans son étude sociologique fondatrice, Le suicide, il voit dans l’augmentation du taux de suicides un symptôme du déclin de la santé morale dans la France moderne. Le suicide serait en un sens une sorte
d’apoptose sociale. La sociologie de Durkheim veut montrer que ce n’est pas la
science qui pervertit la société mais l’absence de la cohésion que lui apportait la
représentation collective qu’est la religion.

Pour Durkheim et Lévy-Brühl [[Durkheim, Lévy-Bruhl et Bergson, trois acteurs de la société moderne d’origine juive partagent à la fois le refus d’un retour à l’ordre de la société ancienne, close, et un sentiment de gratitude à l’égard d’une France incarnant les idéaux républicains de la société ouverte. C’est en vertu de la citoyenneté par droit du sol, celui de la promotion des élites par les concours et du système des grandes écoles qu’ils accèdent à la charge universitaire perçue comme un devoir civique. Ils voient l’identité de la France non dans son passé mais dans son projet c’est à dire les trois principes révolutionnaires de liberté, égalité et fraternité.]], la religion traditionnelle est obsolète ; la raison devant empêcher tout retour en arrière vers la superstition et l’enthousiasme. À l’inverse, Bergson critique l’intellectualisme parce qu’il pense la superstition et le fanatisme comme donnés avec la structure même de l’intelligence humaine.

Il considère le fait religieux comme un besoin biologique de l’espèce qu’aucune
morale laïque ne saurait satisfaire. Preuve en est l’impossibilité pour la science de
faire reculer ni la religion ni la superstition. Pour Bergson, la croyance superstitieuse
n’est pas une crainte mais repose sur une réaction défensive de la nature :

 contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence

 contre la représentation par l’intelligence de l’inévitabilité de la mort

 contre la représentation par l’intelligence d’une marge décourageante d’imprévu entre l’initiative prise et l’effet souhaité.

L’idée de la possible annihilation de l’individu est une représentation dépressive qui
nuit à l’activité de l’individu et de la société. Pour Bergson cette représentation relève
d’une illusion. Individu, néant et possible sont des faux concepts, sortes de fictions
transcendantales, produites par l’intelligence. D’un usage tout à fait légitime et nécessaire à l’activité quotidienne, ils ne le sont plus dans le cadre la spéculation philosophique. Là est selon Bergson l’origine des pseudo-problèmes philosophiques. Ces trois fictions de l’intelligence – elle-même naturellement destinée à l’action sur le milieu – sont produites parce que l’intelligence de l’homme accède à l’être à travers la négation.

L’angoisse du néant

L’angoisse métaphysique se présente ainsi comme un trouble congénital de
l’homme : consubstantielle à son intelligence, l’angoisse liée à sa condition lui est
innée. L’intelligence se présente comme un déséquilibre structurel du psychisme
humain, véritable péché originel de l’homme.

Mais en quel sens l’homme peut il se dire conscient de sa mort ?
La mort apparaît comme un scandale pour l’esprit. Elle a ceci de paradoxal qu’elle ne peut ni être représentée ni se concevoir positivement en première personne. Nous avons l’expérience d’une continuité du temps qui nous empêche de comprendre que l’instant de la mort soit le dernier : il nous est ainsi également impossible de concevoir l’instant de la mort que de se la représenter.

Pour Freud cette impossibilité de se représenter la mort manifesterait une défense du moi, refus de l’amour-propre à créer l’image de sa propre destruction : la
représentation de la mort heurte le narcissisme foncier de l’individu.

Pour Schopenhauer, cette impossibilité exprimerait une disposition biologique de
l’espèce qui pose son immortalité comme principe, manifestation particulière du
vouloir-vivre universel.

Freud et Bergson s’accordent sur le fait que c’est de l’observation de la mort d’autrui
que dérive la croyance « intellectuelle » en une fatalité funeste. Dans la représentation
de notre propre mort, c’est toujours le deuil d’un autre que nous faisons.

L’aspiration de notre conscience à l’immortalité est elle justifiée ? Notre conscience ne serait-elle pas victime de notre amour-propre ? Comment échapper au piège du
dédoublement de notre conscience vaniteuse ?

Pour Bergson cette « irreprésentabilité » de la mort contient en soi une signification
positive.

La critique du néant :

Dans le chapitre IV de L’évolution créatrice, avec la critique de la représentation du néant, Bergson poursuit l’analyse psychologique par un retour à l’expérience même de la conscience* [[Cette expérience de pensée est à rapprocher de l’expérience mystique décrite dans Les deux sources de la morale et de la religion. Marie Cariou dans Bergson et le fait mystique, et Jean-Christophe Goddard dans Mysticisme et folie y voient un moment spécifiquement chrétien dans « l’éclipse de la nuit obscure » : expérience de la Passion et de la Résurrection. Dans La mystique sauvage, l’indianiste Michel Hulin plaide pour une universalité du phénomène mystique sans pour autant ériger cette expérience en preuve d’une quelconque réalité divine. L’angoisse et les manifestations morbide du mystique seraient à attribuer à la perturbation du schéma corporel et des habitudes de l’individu suscitée par l’expérience d’une présence pure. Véritable « nuit mystique », cette expérience de la « non-mort » reprise par Michel Hulin dans la Face cachée du temps qui l’interprète comme la source universelle des différentes fabulations eschatologiques de la résurrection (le double) et de la métempsychose (les doubles).
Cette affirmation de la Présence comme conscience parfaitement irréductible pourrait en effet se prêter à diverses interprétations philosophiques : cette conscience est elle transcendante comme le Témoin divin de l’hindouisme ou immanente à l’instar de l’Intellect bouddhiste ? Est-elle l’Un plotinien, conscience en surplomb ou le Dieu spinoziste immanent à ses modes ?]]

« Les philosophes ne se sont guère occupés de l’idée de néant. Et pourtant elle est souvent le ressort caché, l’invisible moteur de la pensée philosophique. Dès le premier éveil de la réflexion, c’est elle qui pousse en avant, droit sous le regard de la conscience, les problèmes angoissants, les questions qu’on ne peut fixer sans être pris de vertige »
L’évolution créatrice, p. 275

Il nous semble que cette critique du négatif est le cœur de tout le bergsonisme. Il
s’agit de d’abord de montrer l’origine des fictions de l’intelligence dans le pouvoir de
négation de la conscience humaine la genèse de l’intelligence humaine qui est saisit
ici de l’intérieur et des instincts « virtuels » qui seraient le propre de l’homme.

La conscience a le pouvoir de se dédoubler car elle est déjà double à la fois dans le
passé et le présent. L’intelligence naît de ce contraste entre le passé regretté et le
présent. À ce titre la temporalité est vécue sous le mode du regret:

« la conception d’un vide naît ici quand la conscience, retardant sur ellemême, reste attachée au souvenir d’un état ancien alors qu’un autre état est déjà présent »
L’évolution créatrice, p. 282

De cette négation du présent dérive non seulement la logique avec les abstractions du néant, du possible et du nombre, mais également un pouvoir mimétique de représentation instinctuel propre à l’homme : ainsi d’une part le langage humain, fonction de fabulation où le signe n’est plus adhérent au signifié et d’autre part l’habitude qui est la capacité à s’imiter soi-même dans le temps.

Le dédoublement de l’intelligence humaine, ce mimétisme voue l’individu à la
socialité, étant déjà en soi « un commencement de société ».

L’approfondissement de l’intuition amène Bergson au cœur de l’être : elle est
l’expérience mystique par excellence. Si le néant n’est rien c’est parce que l’acte
même de la conscience aurait pour propriété essentielle d’affirmer l’existence : entre
penser un objet et le penser existant, il n’y a absolument aucune différence
. Le
cogito donné originaire et irréductible, n’est pas comme chez Descartes, la simple
affirmation de l’existence d’un sujet clos mais déborde sur l’expérience d’une Présence ontologique.

Ainsi l’expérience de la conscience révèlerait en quoi nous participons à un principe
conscient plus grand et impérissable ou Supraconscience. L’impossibilité à se
représenter le néant a la signification pleinement positive de l’expérimentation en
première personne, de l’argument ontologique.

La croyance religieuse en l’immortalité

« Quand un instinct puissant proclame la survivance probable de la personne, (on a) raison de ne pas fermer l’oreille à sa voix . »
L’Evolution créatrice, p. 2

L’instinct virtuel dit le vrai dans la mesure où l’instinct est du côté du vital,
prolongement de l’élan vital. Mais la fabulation est déraisonnable dans sa forme
parce qu’elle est d’un autre ordre que l ‘intelligence. Elle entre en contradiction avec
la science. Son contenu est une représentation quasi-hallucinatoire de l’âme et de sa survie post-mortem.

Le fait religieux s’explique selon Bergson d’une nécessité biologique qui concerne
tant l’individu que le groupe auquel il participe. Les religions reposeraient sur un
instinct virtuel de fabulation qui s’opposerait à l’action dépressive de l’intelligence.

La croyance religieuse est une nécessité de l’espèce qui attache l’individu à lui-même et au groupe auquel il participe. Contre l’égoïsme où l’individu se croit isolé,
l’angoisse face à l’avenir et le désespoir de se savoir mortel, la croyance religieuse
remplit une fonction sociale : la re-ligion est lien dans l’espace et le temps.

D’où l’universalité du culte des morts dans les sociétés humaines, elle est une
manière de conserver la continuité sociale dans l’espace et le temps en invoquant la
présence illusoire des Anciens.

À la Belle Epoque, c’est exactement ce qu’exprime le culte des grands hommes .Si
elle est symbolique fabulatoire, cette croyance efficace dans n’en contient pas moins sa part de vérité pour Bergson qui croit en une survivance réelle à travers les habitudes et le souvenir vivant hérités des disparus. Fabulation comme Science déforment une expérience d’un au-delà possible par le filtre qu’elles interposent entre nous et le réel.

Le langage et l’intelligence opèrent des distinctions auxquelles manquent les articulations du réel. La pensée religieuse ou magique comme la pensée « scientifique » ne nous montrent qu’un aspect relatif de la réalité : ils symbolisent le monde plus qu’ils ne nous montrent le tel qu’il est.

Fantômes et Esprits

Dans Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Bergson décrit les thèmes
généraux de la fabulation religieuse : il recherche au sein des données immédiates de la conscience ce qui fournit la matière à la croyance en une survie de l’âme.

Il donne ainsi trois éléments servant de fondation à la religion primitive, étant entendu que cette reconstitution est une fiction.

Premièrement, le sentiment d’une provision de force agissante, base de la croyance tant en un principe d’animation personnel que d’un principe magique impersonnel. C’est la « substance » ou « sujet » de l’action survit.

Deuxièmement la disjonction de l’image visuelle avec l’image tactile. C’est le constat d’un dédoublement possible: là est la base de la croyance aux fantômes. Il s’agit ici des qualités physiques qui subsisteraient sans le support du corps.

Troisièmement, la notion de personnalité fragmentaire sur laquelle s’appuie la croyance animiste aux esprits. À l’origine de l’animisme, elle est le sentiment en l’homme d’une action quasi anthropomorphique de forces au sein de la nature.

Il s’agit pour le « primitif » de représentations qui forment le substrat de l’image
hallucinatoire d’une survie. Mais elles survivent encore chez le moderne, car ces
trois représentations correspondent schématiquement à la structure grammaticale de notre esprit : substantif, adjectif, verbe, qui sont les cadres pratiques de notre action sur le monde.

Ce sont ces trois aspects de la survie que Bergson étudie dans ces trois œuvres
Précédentes :

 le sentiment d’un moi comme volonté s’éprouvant dans l’effort dans l’Essai sur les Données Immédiates de la Conscience

 la possibilité du fantôme comme persistance de l’image dans Matière et Mémoire.
C’est la signification du Cône de Mémoire conservant toute les images du Passé.

 la reconnaissnce du principe final au sein de la nature dans l’Evolution créatrice

Ses notions reposent sur des données immédiates de la conscience. Déformées par l’intelligence, elles servent de base aux croyances superstitieuses. Or par le recours aux données immédiates, Bergson veut montrer le fond de réalité de ses croyances ; elles ne sont plus « hallucinatoires» mais affirmations assumées du bergsonisme:

 1) Faut-il en rester au solipsisme ou au contraire faire l’hypothèse d’êtres similaires à
nous hors de nous ? Notre bon sens nous montrerait ainsi qu’il existe des
consciences au sein de la nature
, similaire à la nôtre, hiérarchisée selon un ordre de perfection, certaines nous étant inférieures d’autres supérieures tels les saints et pourquoi pas d’autres êtres spirituels de nature différente….

 2) Il y aurait également une action magique à distance possible, la liaison entre les
êtres étant la mémoire et non plus le médium spatial. L’enthousiasme contagieux de
l’émotion, la sympathie morale, la coévolution des espèces vivantes mais encore
l’hypnose et la télépathie nous serait l’exemple de cette interaction magique des
êtres.

 3) Enfin le fantôme n’est pas qu’une possibilité spéculative. Il est non seulement un fait constaté par la science psychique (« fantômes de vivant », l’Energie spirituelle),
mais sa nature théorique est encore au centre de la question de Matière et Mémoire.

Perception et hallucination

Dans les trois cas c’est au fond l’idée de « projection » qui est remise en cause, car pour Bergson le moi déborde le corps individuel. Contre le mécanisme, il affirme que l’objet est vu là où il est. La perception n’est une sensation projetée comme l’affirme le sensualisme mécaniste. Aussi pour Bergson, l’hallucination n’est pas un trouble du mécanisme perceptif. De même, le rêve et l’hallucination ne sont pas des
troubles ou des constructions mais des vécus que notre intelligence réinterprète à
mesure de leur déroulement.

Dans Rêves d’un visionnaire, Kant explique que la vision d’esprit dans le cas de
Swedenborg est due à un dérangement morbide du mécanisme perceptif qui
projetterait la sensation « hors de nous » produisant la croyance fausse que l’objet
représenté existe hors de nous alors qu’il a sa source en nous.

C’est cette croyance en un mécanisme de projection qui est la source pour Bergson
des confusions de l’idéalisme et du matérialisme sur la question de la représentation.
C’est ce qu’il essaie de démontrer dans Matière et Mémoire en établissant une
distinction de nature entre perception et sensation.

L’hallucination possède une signification vitale propre non réductible à un trouble
physiologique ; d’une part parce que dans un état morbide, l’hallucination est
symptomatique d’un effort de guérison dans la mesure où l’organisme n’est pas
définitivement lésé; d’autre part parce que l’hallucination renvoie à un pouvoir
visionnaire fondamental de la Vie.

Il explique dans Les Deux Sources de la Morale et de la Religion que l’hallucination
est l’intervention de « la personnalité instinctive, somnambulique, sous-jacente à
celle qui raisonne » qui « se ranime, en somme, là où un intérêt vital est en jeu ».
L’hallucination a non seulement une signification existentielle mais également
ontologique. L’hallucination serait une sorte de perception « anormale » de l’au-delà. Elle n’est pas illusoire par nature, mais relève de la Vision[[ Dans le Rire, Bergson analyse l’artiste en le comparant au médium. Parce que son système perceptif est dérangé, l’artiste, malade, guérit par son effort de fabulation, mais il capte quelque chose de l’au-delà. Cet effort consiste à retransmettre sa vision et de la rendre cohérente avec la perception habituelle du monde en la retranscrivant dans ce cadre. Le pouvoir visionnaire chez l’artiste relèverait véritablement de la perception extra-sensorielle.]].

Trois types d’hallucination retiennent particulièrement l’attention de Bergson :

 le sentiment de « déjà-vu » qui renvoie au sentiment illusoire de pouvoir prédire son présent. Intrusion de l’éternité dans la temporalité normale (la fausse reconnaissance du présent) ; cette expérience du déjà-vu était pour les Anciens la preuve de la métempsychose ou d’un éternel retour, elle est pour la psychologie une trouble annonciateur d’un dédoublement de personnalité.

 l’hallucination « vraie » qui est la perception extra-sensorielle de la mort d’un proche ; elle est à proprement parler vision à distance d’un spectre

 la « vision panoramique du mourant » hypermnésie éprouvée par des sujets en
danger de mort imminente qui voient ainsi défiler le film de leur vie…

Il y a chez Bergson un supranaturalisme où il invoque la science psychique et
notamment les expériences hypnotiques où se révèlent des propriétés étonnantes de
l’esprit tels que l’hypermnésie ou l’hyperesthésie, (Mélanges, De la simulation
inconsciente dans l’état d’hypnotisme
, p. 333)

C’est d’ailleurs de l’analyse de certains de ces faits que Bergson invoque l’hypothèse dans Matière et Mémoire d’une coexistence entre le passé et le présent, d’une continuité perceptive qui s’étendrait en droit à tout l’univers et enfin d’une
conservation intégrale de tous les souvenirs. Autrement dit l’idée d’une Mémoire pure du passé distincte de la mémoire-habitude.

Ainsi lorsqu’il démontre contre la neurologie de son époque que l’aphasie ne détruit
pas le souvenir mais que la lésion concerne les circuits moteurs de l’habitude:

« Ou bien donc enfin notre distinction de deux mémoires indépendantes n’est pas fondée, ou,
si elle répond aux faits, nous devrons constater une exaltation de la mémoire spontanée dans
la plupart des cas où l’équilibre sensori-moteur du système nerveux sera troublé, une
inhibition au contraire, dans l’état normal, de tous les souvenirs spontanés qui ne peuvent consolider utilement l’équilibre présent, enfin, dans l’opération par laquelle on contracte le souvenir-habitude, l’intervention latente du souvenir-image. Les faits confirment-ils l’hypothèse ? »
« Or c’est un fait d’observation banale que l’ « exaltation » de la mémoire dans certains rêves
et dans certains états somnambuliques. Des souvenirs qu’on croyait abolis reparaissent alors
avec une exactitude frappante; nous revivons dans tous leurs détails des scènes d’enfance
entièrement oubliées; nous parlons des langues que nous ne nous souvenions même plus
d’avoir apprises. Mais rien de plus instructif, à cet égard, que ce qui se produit dans certains
cas de suffocation brusque, chez les noyés et les pendus. Le sujet, revenu à la vie, déclare
avoir vu défiler devant lui, en peu de temps, tous les événements oubliés de son histoire, avec leurs plus infimes circonstances et dans l’ordre même où ils s’étaient produits »
Matière et Mémoire, p. 171-172

Matière et Mémoire doit être également compris dans ce sens : établir la relation
entre le corps et l’esprit et dans quelle mesure ce dernier est indépendant du premier
et lui survit après la mort. La liaison entre le corps et l’esprit est une sorte de liaison à distance, un rapport de suggestion magnétique.

Si la mémoire est indépendante du corps, il y a possibilité d’une préservation de la
personne. Or une telle théorie de la Mémoire pure permettrait d’expliquer la
communication de conscience.

Le cerveau en limitant notre vision au présent nous coupe du passé inhibe
l’expression pleine et entière de la liaison télépathique originelle. Le rôle du corps
serait d’opérer la sélection des images-perceptions dans le tout de l’étendue
matérielle et des souvenirs dans le tout de la mémoire. Le corps, par son pouvoir
de mímêsis, agirait comme une sorte de filtre qui masquerait les représentations
inutiles à son effort vital d’insertion adaptative.

La Mémoire pure n’est pas personnelle mais trans-personnelle, universelle, elle
déborde les individualités. Il y a certes une affinité du corps pour ses propres
souvenirs sous la forme de l’habitude. Mais cette hypothèse laisse la possibilité
théorique de capter télépathiquement les souvenirs d’une autre personne (morte ou vivante).

Les souvenirs seraient ainsi comme des revenants luttant pour accéder à l’actualité
en se matérialisant dans le présent sensori-moteur.

Matière et Mémoire fournirait dès lors une explication idoine aux phénomènes de
perception extrasensorielle[[Il y a une hypothèse similaire de certains philosophes de l’idéalisme bouddhiste d’une possibilité d’interférer avec les séries psychiques d’autres êtres sensibles. Autrement dit d’expérimenter en première personne le vécu subjectif d’un autre être. Cette possibilité spéculative de sympathie est encore autorisée chez Bergson par la connaissance de l’acte libre en première personne dans l’Essai sur les Données Immédiates de la Conscience ainsi que par la coïncidences des durées dans Matière et Mémoire. Cette sympathie n’est pas que l’apanage d’un dieu.]], télépathique ou médiumnique. Ici le projet métaphysique de Bergson se confond en partie avec la métapsychique[[En un sens, il réhabilite le fameux medium Swedenborg face à Kant. Il faut voir en Swedenborg un des précurseurs du mouvement occultiste qui traverse tout le XIXe siècle. Dans ses ouvrages que Kant résume dans les Rêves d’un visionnaire, il se prétend conscient des représentations reçus du monde invisible et qui demeurent obscures chez les autres hommes. Il se dit affecté par les esprits dans son sens intime mais pas dans l’espace. Pour rendre compte de ce phénomène, bien avant Bergson ou Freud, Swedenborg fait l’hypothèse d’un homo duplex la distinction de deux personnes avec deux mémoires : l’une extérieure pour le monde visible et l’autre intérieure dans le monde invisible. Comme la mémoire pure bergsonienne, « cette mémoire intérieure conserve également tout ce qui avait disparu de la mémoire extérieure, et il ne se perd rien de toutes les représentations d’un homme » Rêves d’un visionnaire.
Aussi le pouvoir de clairvoyance de Swedenborg proviendrait du fait que son esprit perçoive comme par transparence à travers les différents souvenirs des esprits.]].

Les bases épistémologiques de la science psychique :

Le commentateur Robert Groguin dans The Bergsonian Controversy rapporte la
participation de Bergson à de nombreux groupes d’expérimentation en science
psychique[[Bergson s’intéresse aux rayonnements dont les « radiations N », abandonnées depuis par la physique. Entre 1905 et 1906 il observe la fameuse médium Eusapia Palladino qui déclare produire des phénomènes de télékinésie et de télépathie. Bergson ne trouve pas d’explication rationnelle aux phénomènes observés même s’il soupçone une fraude. (Voir La discussion au groupe d’études des phéomènes psychiques, Mélanges, p. 606 et Bergson et le médium Eusapia Palladino, Mélanges, p. 673)]] . Mais Bergson selon lui se montre plus théoricien qu’expérimentateur et
c’est sa doctrine philosophique qui est sa véritable contribution à la métapsychique.

Dans la conférence « Fantômes de vivants » et « recherche psychique » ‘(L’énergie
Spirituelle
), la télépathie est décrite comme quelque chose qui existe à un niveau
fondamental de l’esprit. Le fantôme de vivant ou l’hallucination « vraie » est ici la
perception à distance de la mort d’un proche. Ce phénomène est attesté par de
nombreux témoins dans les enquêtes de la SPR.

La conférence est l’occasion pour le philosophe de dégager les fondements
épistémologiques de la recherche métapsychique. Elle repose essentiellement sur
le témoignage et l’observation. Les phénomènes psychiques sont irréguliers et leur
observation ne repose pas sur l’objectivité régulière observée dans le monde
matériel. Ils dépendent avant tout de la subjectivité de l’observateur. Le phénomène
n’en demeure pas moins réel, s’il est attesté ne serait ce qu’une fois. La théorie doit
se plier devant le fait quand celui ci est indiscutable.
Pour Bergson, la science psychique doit utiliser expérimentation et observation. Elle doit reposer sur la méthodologie des sciences humaines et sociales en employant le modèle de l’enquête historico-juridique. Elle se contente d’observer et de collecter des témoignages afin de les soumettre à une analyse critique.

Il est d’usage de nier catégoriquement l’existence d’une chose parce que nous n’en
avons pas l’expérience propre. Or de ne pas en faire l’expérience propre n’implique
pas une impossibilité logique de la chose. Ce sont au fond plus nos habitudes qui
décident de notre assentiment à de telles croyances. Et à y regarder de plus près,
nous ne considérons souvent comme vrai de nombreuses choses que par la
confiance accordée à un témoignage. Au fond ce sont toutes les institutions
humaines qui reposent sur la confiance.

Sur ce point l’empirisme de Bergson rencontre encore celui de William James.
Pour Bergson, il y a donc des préconceptions, des croyances scientifiques qui
modèlent notre perception du réel et parfois, font obstacle à la reconnaissance des
faits:

« on ne comprendrait pas la fin de non-recevoir que de vrais savants opposent à la « recherche psychique » si ce n’était qu’avant tout ils tiennent les faits rapportés pour « invraisemblables » ; ils diraient « impossibles », s’ils ne savaient qu’il n’existe aucun moyen
concevable d’établir l’impossibilité d’un fait ; ils sont néanmoins convaincus, au fond, de cette
impossibilité. Et ils en sont convaincus parce qu’ils jugent incontestable, définitivement
prouvée, une certaine relation entre l’organisme et la conscience, entre le corps et l’esprit. (…)
cette relation est purement hypothétique, qu’elle n’est pas démontrée par la science, mais
exigée par une métaphysique »
Les deux sources de la morale et de la religion, p.336-337

Ce qui est en jeu avec les sciences psychiques, c’est donc la conception du monde qui fonde la croyance commune. D’où un certain malaise des scientifiques engagés dans la recherche psychique conscients de leur responsabilité sociale de ne pas encourager la superstition et l’exploitation de la crédulité des éléments de la société les moins avancés.

Ces scientifiques partagent une même conviction de réviser les vérités de la
science conventionnelle acceptées jusqu’ ici et l’ambition d’appliquer la méthodologie
scientifique à la solution de problèmes réservés à la religion. L’étude de l’hypnose et
des phénomènes télépathiques ou de communication de conscience ne cadre pas
avec les conceptions mécaniques et déterministes. Elle est contemporaine d’une
révolution de la science réexamine les fondations épistémologiques de la physique
mécanique.

La révolution scientifique

À côté du progrès technologique qui s’appuie sur la mécanique, une conception
radicalement nouvelle de la matière apparaît. La physique nouvelle considère la
matière non plus du point de vue de l’espace mais de la durée. Les découvertes de
l’électromagnétisme et de la radioactivité puis le développement de la mécanique
quantique remettent en question le modèle traditionnel de l’atomisme. La conception
corpusculaire mécanique et statique fait place à un modèle ondulatoire, probabiliste
et non déterministe. La matière n’est plus espace mais énergie, flux soumis à la
durée. L’atome antique perd définitivement de son impénétrabilité, sa solidité et son
caractère d’éternité.

Cette nouvelle conception de la matière permet de dépasser l’opposition classique
entre mécanisme et vitalisme. Pour Bergson la physique et la biologie montrent
certes une seule est même substance matérielle dans laquelle s’incarne l’individualité vivante. Aussi est-ce le tout de la matière comme flux d’énergie qui doit expliquer les propriétés du vivant.

La matière comme le vivant se comprend dans la durée ; la matière étant ainsi
considérée comme du psychique qui se défait. D’autre part les différents systèmes
énergétique dépensent l’énergie empruntée à leur milieu alentour. Ils sont des parties d’un Tout dont ils dépendent et tirent le principe de leur action.

Le vitalisme de l’élan vital ne distingue pas une matière brute d’un substrat vivant. Il
doit rendre compte de la liaison entre le principe et l’organisme. L’organisme vivant
s’expliquant par un principe de finalité externe, tout l’univers devient l’égal d’une
machine vivante ; c’est l’ensemble de l’univers qui possède la durée et l’énergie qu’il
prête à tel ou tel système fermé.

En guise de conclusion

Résumons les grandes thèses bergsoniennes que nous n’avons pas le loisir de développer ici :

 il y a distinction entre le corps organique et l’esprit ; la perception et la mémoire débordent le corps organique ;

 l’individualité organique est ouverte, elle n’est qu’une transition au sein de la
palingénésie du mouvement vital


 la persistance agissante des personnes à travers l’émotion créatrice

 il existe une expérience de la Grâce ou de la Sur-Vie surnaturelle et distincte du
corps, « miracle » d’une énergie spirituelle notamment observable dans les
phénomènes métapsychiques.

Il s’agit toujours de montrer que l’esprit déborde le corps car « plus on s’habitue à
l’idée d’une conscience qui déborde le corps plus l’hypothèse que l’âme survit le
corps semble naturelle ».

Il y a pourtant une limite épistémologique à la démonstration :

« Certes, l’immortalité elle-même ne peut pas être prouvée expérimentalement : toute expérience porte sur une durée limitée ; et quand la religion parle d’immortalité, elle fait appel à la révélation. Mais ce serait quelque chose, ce serait beaucoup que de pouvoir établir, sur le terrain de l’expérience, la possibilité et même la probabilité de la survivance pour un temps »
L’Energie spirituelle, L’âme et le corps

Quand bien même le néant serait une fiction de l’intelligence et la croyance
instinctive en la survie reposerait sur l’instinct fabulatoire lui-même prolongement de
l’élan vital, toutes ces lignes de fait convergeant vers une plus grande probabilité de
la survie font pas office de preuve directe.

Bergson le reconnaît malgré lui quand il rétorque que la preuve doit incomber à ceux qui nient la survie de l’âme. Il semble que la possibilité d’une survie soit ici plus une hypothèse heuristique qu’une théorie établie par l’observation directe des faits. Elle serait féconde par les démarches qu’elle susciterait tant dans l’analyse des faits mystiques que l’exploration du paranormal.

« La survie qui semble assurée à toutes les âmes par le fait que, dès ici-bas, une bonne partie de leur activité est indépendante du corps, se confond-elle avec celle où viennent, dès ici-bas, s’insérer des âmes privilégiées ?
Seuls, une prolongation et un approfondissement des deux expériences nous l’apprendront : le problème doit rester ouvert. Mais c’est quelque chose que d’avoir obtenu, sur des points essentiels, un résultat d’une probabilité capable de se transformer en certitude, et pour le reste, pour la connaissance de l’âme et de sa destinée, la possibilité d’un progrès sans fin. »
Les deux sources de la morale et de la religion, p. 281

L’hypothèse idéaliste :

Dans sa structure même Les Deux sources de la morale et de la religion se présentent comme une sorte de palimpseste des Rêves d’un visionnaire de Kant. Ce dernier reprend la critique humienne de la superstition de l’enthousiasme, mise en garde contre le dogmatisme métaphysique et l’empirisme déréglé.

Ce n’est donc pas tant une critique du phénomène religieux qu’une critique de la
démarche intellectuelle et de ses écueils : la rationalisation et le délire autoréférentiel,
l’hallucination et la suggestion collective. Fabulations et positions partisanes sont
ainsi à l’œuvre dans la science. Ce n’est plus le mystique qui est déraisonnable mais le savant qui manque de bon sens.

Comment ne pas remarquer que l’on peut être profond mathématicien, savant physicien, psychologue délicat en tant que s’analysant soi-même, pourtant comprendre de travers les actions d’autrui, mal calculer les siennes, ne jamais s’adapter au milieu, enfin manquer de bon sens ? La folie des persécutions, plus précisément le délire d’interprétation, est là pour montrer que le bon sens peut être endommagé alors que la faculté de raisonner demeure intacte.
Les deux sources de la morale et de la religion, p. 109-110

Que l’idéologie religieuse ou scientifique manque le vrai signifie au fond, qu’elle
relève de l’intelligence et sert les besoins pratiques de l’homme et de la société.
En ce sens la vérité intellectuelle est une convention.

Derrière cette conception conventionnelle du savoir, il y a chez Bergson l’idée
fondamentale d’une auto-production de l’esprit : l’esprit est fondamentalement libre parce qu’il crée ses propres cadres à travers le langage et les objets techniques qu’i invente.

De même, que l’hypnose renvoie à un mystérieux pouvoir d’imagination créatrice
de l’esprit, de même, Mémoire et Perception sont le produit de sa spontanéité auto-affective.

Il existe au niveau individuel comme collectif une activité fondamentale sous-jacente à la conscience dont la passivité n’est qu’une illusion[[ Philosophie de la libération, si la conception bergsonienne se présente comme une transposition en une version idéaliste des notions marxiennes d’infrastructure et de superstructure, c’est que plus profondément, Marx et Bergson développent chacun à leur manière un héritage du spinozisme. Le premier dans le sens de la causalité mécanique, le second dans celui de la liberté.]]. Si cette activité inconsciente
pour nous
demeure difficilement accessible, elle demeure néanmoins consciente de soi.

Nous créons, par nos habitudes les cadres même de notre conditionnement. Au delà du spiritualisme français, Il faudrait rapprocher cette conception de Bergson non
seulement du pragmatisme de William James et mais encore à l’école bouddhiste
idéaliste yogacara qui, il y a près de deux millénaires, théorise une doctrine idéaliste quelque peu similaire.

Pourtant on rétorquerait l’argument qu’un tel système de pensée mènerait au
solipsisme avec ses conséquences démoralisantes.

Tel n’est pas le cas : l’idéalisme signifie qu’il existe des niveaux de réalité vécus,
telles que le rêve, les émotions, l’expérience mystique. Ils sont autant en nous que
nous en eux avec leur propre organisation qui confère cohérence et continuité à
l’expérience. Ils sont en nous en tant que nous les actualisons, nous sommes en
eux en tant qu’ils nous préexistent. La réalité de l’expérience est celle d’un rêve bien
lié qui n’a plus besoin d’une substance hors de nous pour constituer un monde.

Ainsi dans le cas de l’émotion, elle est une virtualité que nous pouvons actualiser
quand la suggestion de l’artiste ou du mystique efface la barrière organique qui nous
sépare d’eux. Cette barrière peut être levée par des modifications physiologiques
tels que l’absorption de psychotropes ou la manipulation de la respiration.

Une telle hypothèse autorise une description phénoménologique plus précise des expériences mystiques et autres telles celles que la psychologie désigne sous le terme d’états modifiés de conscience.

En ce qui concerne la question d’une survie post-mortem, la culture populaire nous
a habitué à la description d’un de ces états modifiés de conscience, le phénomène d’Expérience de Mort Imminente, désormais reconnu par la médecine.

La vision panoramique du mourant invoqué par Bergson où le sujet déclare voir
intégralement défiler le film de sa vie est souvent citée dans la description des EMI
La grande différence entre l’expérience décrite par Bergson et l’EMI moderne et que
dans cette dernière, la majorité des sujets ont connus une réanimation cardiaque
voire pour certains un arrêt clinique cérébral.

Or dans ce dernier cas comment expliquer la continuité de l’expérience s’il s’agit
d’une hallucination produite par le cerveau ? Quand bien même, il faudrait alors
expliquer la cohérence d’une telle hallucination. Renvoie-t-elle à un mécanisme de
protection sous la menace d’un danger de mort ? Dès lors à quelle nécessité
biologique répondrait un tel mécanisme, quelle serait son utilité ? Il se pourrait
également que l’EMI soit une réinterprétation rétrospective en termes
psychologiques des processus physiologiques à l’œuvre durant le coma. Une autre
interprétation serait sociologique, celle d’un mythe contemporain de l’au-delà.
Il faudrait montrer comment la croyance sociale partagée produirait cette
représentation au sein de l’individu et comparer sa forme moderne avec d’autres
plus anciennes.

Les personnes ayant éprouvés une EMI ne sont certes pas mortes, elles reviennent
d’un lieu de l’autre côté de la vie avec pour conviction morale que la mort n’est pas
la fin de la vie. Est-ce alors pour un temps limité ou l’éternité ? Etait-ce réellement
l’au-delà ?

Il demeure néanmoins certain que l’EMI ne cadre ni avec les interprétations
scientistes ni les lectures dogmatiques des religions traditionnelles.

À défaut de pouvoir résoudre ce problème qui hante l’humanité, faisons preuve de circonspection et méditons sagement le Hamlet de Shakespeare :

« There is more things in heaven and earth, Horatio, than are dreamt of in your
philosophy »