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Le clairvoyant Alexis Didier (1826-1886) : lucidité magnétique et paradigme optique

Le clairvoyant Alexis Didier (1826-1886) : lucidité magnétique et paradigme optique

Dans un récent ouvrage, « Le mythe : pratiques, récits, théories , vol 3 : voyance et divination », Bertrand Méheust présente Alexis Didier, un célèbre « somnambule magnétique » du XIX ème siècle.

Quatrième de couverture :

Cet ouvrage regroupe diverses contributions présentées lors des tables rondes « voyance et divination » et « chamanisme » du Colloque international sur le mythe organisé par l’Unité de recherches « psychanalyse et pratiques sociales » (CNRS-Université de Picardie (Amiens) et de Paris 7).

Le mythe est une des questions majeures de l’anthropologie et de la psychanalyse, il était donc naturel, pour une équipe qui travaille sur les relations entre anthropologie et psychanalyse, de réfléchir sur cette question.

Nous avons choisi de la décliner suivants différents axes. Le troisième, présenté dans ce volume, s’interroge sur la voyance et la divination. Ce livre présente pour la première fois des discours habituellement cantonnés dans des univers séparés. Une partie des auteurs étudient les pratiques divinatoires, notamment dans leur rapport à la rationalité et à l’écriture, mais certains se posent aussi la question de la réalité de ces pratiques. En effet, tant que les pratiques divinatoires restent confinées dans le domaine du sens et de la culture, elles sont acceptables pour notre rationalité. Mais le problème se complique si, comme l’affirment les métapsychistes, elles sautent la barrière du sens, pour affecter l’image du monde construite par la science.

Cet ouvrage regroupe des contributions de psychanalystes, d’anthropologues, de philosophes, et de praticiens du mythe.

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Le clairvoyant Alexis Didier (1826-1886) : lucidité magnétique et paradigme optique

Nous ne savons plus, aujourd’hui, ce qu’est un « somnambule magnétique », et encore moins ce que désigne l’expression de « lucidité magnétique ». Mais, au XIX ème siècle, ces expressions faisaient partie du langage courant, elles évoquaient un débat passionné qui traversait alors la culture et divisait les esprits. Vers 1840, un « somnambule magnétique » était une personne que les passes d’un magnétiseur avaient plongé dans un état de conscience spécial, caractérisé par une modification et une extension de la perception. Quant au terme de « lucidité magnétique », il désignait l’ensemble des capacités de perception extrasensorielles qui semblaient s’ouvrir chez certains somnambules.

De tous les « somnambules magnétiques » qui défrayèrent la chronique au milieu du XIXème siècle, Alexis Didier (1826-1886) fut le plus renommé, et le plus étonnant. Né dans une humble famille d’ouvriers, il acquit une réputation qui passa les frontières, et stupéfia par ses démonstrations les rois et les princes de l’Europe. D’abord ouvrier graveur, puis acteur dramatique, Alexis se consacra à la démonstration de ses dons, car il se voyait investi d’une sorte de mission: prouver par des moyens expérimentaux incontestables, en plein siècle du matérialisme, l’existence et la spiritualité de l’âme. Il se mit à la disposition de tous ceux qui désiraient voir à l’oeuvre la fameuse lucidité. Il se donna tellement à cette tâche qu’il épuisa une constitution fragile et, semble-t-il, s’y ruina la santé. Il mourut en 1886.

Alexis avait besoin, pour développer sa « lucidité », d’accéder à un état de conscience différent. Quand il entrait dans l’état dit lucide, on observait chez lui quelques tressaillements musculaires ; une légère tension nerveuse convulsait ses bras et retournait ses yeux à l’intérieur des orbites. Mais il restait cependant présent à lui-même, se montrait capable de dialoguer avec ses interlocuteurs, et même de plaisanter, comme un homme parfaitement éveillé. Mais, une fois en possession de ses moyens spéciaux, il semblait capable de lire dans l’esprit de ses consultants, ou dans un livre fermé. Il pouvait se porter à distance dans lieu inconnu pour en ramener des informations vérifiables. Il pouvait voir à travers un quadruple bandeau, prédire des évènements futurs, ou encore raconter l’histoire d’un objet, et des personnes qui l’avaient possédé, ou bien avec lesquelles il avait été en contact. Alexis, littéralement, donnait « l’âge du capitaine » : il pouvait, à partir d’un objet, donner des noms, des adresses, pénétrer dans le labyrinthe des destins individuels, avec une précision qui coupait le souffle de ses consultants.

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Bien que la figure d’Alexis évoque celle des oracles et des devins antiques, une telle comparaison ne peut être établie sans précautions: tout en s’inscrivant dans une vaste tradition, l’art du jeune parisien marque l’émergence d’une pratique totalement nouvelle, qui porte de façon très précise la marque du XIXème siècle, et plus particulièrement des années quarante et cinquante, où l’invention technologique se met soudain à décoller. A la mort du somnambule, en 1886, la presse magnétique le saluera comme le plus grand somnambule lucide des temps modernes. Cet éloge funèbre fait d’abord allusion à la pénétration inédite de sa seconde vue. Mais il évoque aussi la singularité d’Alexis dans l’histoire de la divination. C’est, dans les pages qui suivent, ce dernier aspect que nous allons chercher à cerner.

La figure d’Alexis, incontestablement, domine l’histoire du somnambulisme magnétique. Depuis la découverte-production de cet état de conscience par le marquis de Puységur en 1784, personne n’a porté la clairvoyance à ce niveau, et personne ne lui a donné une telle épaisseur humaine. Alexis est le plus complet des somnambules, en ce sens qu’il semble réunir sur lui la plupart des capacités qui se manifestent, en général de façon dispersée, chez les autres clairvoyants. Mais il est aussi le plus présent, le plus subtil. Il n’est pas un psychopathe ou un malade grabataire, à la manière des somnambules étudiés dans les hôpitaux par la commission Husson vers 1835 (1), ou, en Angleterre, par le docteur Elliotson à partir de 1837. Il n’est pas non plus un demi-escroc à la manière d’un Cagliostro. Jeune premier réservé, timide, mais secrètement malicieux, avec quelque chose d’aristocratique dans le maintien, unanimement apprécié pour son humour, son honnêteté, et sa disponibilité, il donne à sa pratique une sorte de hauteur nouvelle.

Mais il faut remonter plus loin dans le passé pour comprendre en quoi la figure d’Alexis domine la divination des « temps modernes ». Quelques exemples rendront cette affirmation plus directement intelligible. Au siècle précédent, un Swedenborg est, au moins en puissance, un voyant aussi pénétrant qu’Alexis; si l’on en croit les textes, il voit l’incendie qui est en train de ravager Stockholm, et, en plusieurs circonstances, se montre capable de lire dans les pensées de ses semblables, et d’obtenir des informations auxquelles, à vues humaines, il ne pouvait accéder. Mais ce sont là des capacités qu’il ne cultive pas systématiquement, et la notion même de seconde vue n’a pas, à cette époque, le sens qu’il prendra au XIX ème siècle: la clairvoyance, pour lui, s’ouvre plus sur les mondes moraux et spirituels que sur les choses d’ici bas; comme l’écrit Balzac dans Seraphita, « l’état de vision dans lequel Swedenborg se mettait à son gré, relativement aux choses de la terre, et qui étonna tous ceux qui l’approchèrent, par des effets merveilleux, n’était qu’une faible application de sa faculté de voir les cieux.  » De même, vingt ans plus tôt, en Allemagne, la fameuse voyante de Prévorst, immortalisée par l’écrivain Justinus Kerner, est capable, à l’occasion, d’aperçus fulgurants sur les choses d’ici bas, mais elle est surtout en dialogue avec les hiérarchies angéliques. Or, avec Alexis, la rupture avec le sacré semble consommée, la voyance se détourne des hiérarchies célestes et du discours allégorique pour se porter, à travers un langage univoque, vers des réalités profanes, mais avec une puissance de pénétration égale ou supérieure à celle du mage suédois ou de la visionnaire allemande.

Mais c’est surtout lorsque l’on compare l’art d’Alexis avec celui des oracles antiques, que la singularité de la voyance magnétique de 1845 éclate. Pour faire ressortir ce point, il me faut convier le lecteur à un petit détour historique.

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Le discours oraculaire, on le sait, est rarement univoque, il s’enveloppe en général d’un voile symbolique et doit être décrypté. Comme c’est la représentation que nous avons aujourd’hui de la voyance en général, il convient, avant d’aller plus loin d’en donner quelques exemples. Schopenhauer, par exemple, insiste sur ce point en puisant chez Hérodote les exemples fameux relatifs aux oracles grecs:

 » Ces oracles, comme les rêves fatidiques, émettent très rarement leur réponse d’une façon directe et sensu proprio; ils l’enveloppent d’une allégorie qui a besoin d’une explication, et qui souvent même n’est comprise qu’après la réalisation de l’oracle, absolument comme les rêves allégoriques. Parmi de nombreux exemples, je noterai seulement, à l’appui de la chose, que, dans Hérodote (Histoire, livre III, chapitre LVII), l’oracle de la Pythie met en garde les habitants de Siphnos contre une troupe de bois et un héraut rouge, ce qui désignait un vaisseau samien portant un ambassadeur, et peint en rouge; mais ce fut seulement plus tard, non immédiatement ni même à l’arrivée du vaisseau, que les Siphniens comprirent cet avertissement. Plus loin, (livre IV, chapitre CLXIII), l’oracle de la Pythie informe le roi Arcésilas, de Cyrène, que s’il trouve un fourneau plein d’amphores, il ne doit pas brûler celles-ci, mais les abandonner au vent. Or, c’est seulement après avoir brûlé dans une tour les rebelles qui s’y étaient réfugiés, qu’il comprit le sens de l’oracle, et alors la frayeur s’empara de lui. Les nombreux cas de ce genre indiquent nettement que les rêves fatidiques artificiellement amenés formaient le fond des réponses de l’oracle de Delphes, et que ces rêves pouvaient atteindre parfois la plus claire lucidité. Alors s’ensuivait une réponse directe énoncée sensu proprio. » (Arthur Schopenhauer, 1992, p. 59-60)

Si l’on suit le philosophe, le discours oraculaire antique serait comme une pyramide dont la base serait allégorique, et la pointe factuelle. Pourquoi en est-il ainsi ? La réponse la plus évidente est que cette capacité de voyance directe est rarement sollicitée parce que le type de démarche intellectuelle que cela suppose – l’idée d’une enquête factuelle – est encore dans les limbes. De ce fait, les tentatives de vérifier les oracles, dans l’antiquité, se comptent sur les doigts d’une main. L’un des premiers, selon Hérodote, fut Crésus, roi de Lydie, au VIe siècle. Ce dernier envoya des messagers à sept des meilleurs oracles, porteur d’un message auquel ils devaient répondre sur le champ: « Que fait en ce moment le roi de Lydie ? ». Les envoyés eux-mêmes ignoraient la réponse. Cinq des oracles manquèrent le test ; un sixième ne passa pas très loin de la solution ; seul l’oracle de Delphes trouva la réponse correcte, à savoir que le roi était en train de cuire, dans un chaudron d’airain, une tortue et un agneau. Dodds, qui commente ce récit, rapporte encore la tentative beaucoup plus tardive de l’empereur Trajan, qui mit sous enveloppe scellée une tablette vierge, et la fit envoyer, avec mission d’en déchiffrer le texte, à l’oracle de Jupiter à Baalbeck, spécialisé dans la lecture de lettres non ouvertes. L’oracle lui fit retourner la lettre avec le cachet intact, en même temps qu’une autre lettre contenant la réponse du dieu. Lorsqu’on l’ouvrit, on constata qu’elle contenait… un payrus vierge. Ces tentatives de vérification furent perçues en leur temps comme des démarches impies, voire blasphématoires (2), et il est significatif qu’elles furent le fait d’un roi et d’un empereur, c’est-à-dire d’humains exceptionnels, susceptibles de songer à défier les dieux. Et personne ne songea à mettre en doute que leur succès était déjà l’omniscience divine.

La voyance classique, on le voit, ne s’exerce pas en dehors d’un cadre religieux, qui lui donne son sens, elle descend rarement sur des cibles univoques, et même quand elle se déploie de façon non allégorique, quand elle porte sur des événements concrets, elle est pliée à ce sens. Ainsi, les accès de voyance de Jeanne d’Arc s’extraient du discours symbolique et portent sur des événements vérifiables (3). Mais ils restent pliés à un sens, ils s’exercent dans le cadre d’une mission divine. L’exemple fameux de la découverte de l’épée de Sainte-Catherine de Fierbois, par exemple, met en évidence le thématisme de la voyance dans l’économie du psychisme chrétien. Les Voix signalent à Jeanne d’Arc une épée, sur laquelle sont gravées cinq croix, enterrée au pied de l’autel de l’église de Fierbois. Il la lui faut, elle va la protéger, c’est un don de Catherine, une des saintes qui la guident. Elle la fait quérir; on creuse à l’endroit indiqué, on trouve l’épée rouillée, marquée des croix. Or, trouver un objet perdu, ignoré de tous, enterré dans endroit éloigné, c’est ce que saura faire, quatre-cents ans plus tard, un Alexis Didier. Mais il le fera à la demande, sans que l’objet soit chargé pour lui d’un sens transcendant, ou même personnel.

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Ainsi, le corpus magnétique du XIXème siècle nous arrache à ce contexte religieux de la divination et nous confronte à quelque chose de nouveau. La clairvoyance d’Alexis n’est pas, comme le laisse entendre le discours dominant quand il pense qualifier la voyance en général, construite pour esquiver l’évaluation ; elle est au contaire tendue dans un effort constant pour lui donner prise. Et elle aboutit, à première vue, à des performances dont la précision est sans équivalent connu. On trouvera difficilement, par exemple, dans les archives, un voyant capable de lire à la demande une ligne dans la page prise au hasard d’un livre non coupé, ou encore de se porter en esprit vers une maison éloignée, puis dans une pièce de ce château, puis dans un coffre de cette pièce, pour finalement lire la couverture d’un livre qui s’y trouve enfermé, pratiquement comme s’il l’avait sous les yeux. On ne trouvera pas davantage, en se penchant sur les prestations d’Alexis, les propos oraculaires et ambigus, les sens multiples, qui sont censés caractériser le discours divinatoire en général. Alexis n’a pas besoin de marc de café, de cartes, de boules de cristal, ou d’un support quelconque. Il se passe également de guides surnaturels, et exerce ses dons en dehors des cadres religieux traditionnels. Se détournant des réalités célestes, séduisantes mais invérifiables, il vient poser un regard d’aigle sur les choses d’ici-bas, en s’exprimant dans un langage nettoyé de tout sens second, de tout halo allégorique. De ce fait, il est l’exacte antithèse de la seule voyante du XIXème dont la renomée puisse être comparée à la sienne, la fameuse Marie-Adélaïde Lenormand. On peut dire que la sibylle Lenormand est l’archétype de la voyante telle qu’on se la représente aujourd’hui. Elle excelle surtout dans la prédiction, mais ses prédictions sont des rétroprédictions, qui lui permettent de s’inviter sur la scène l’Histoire. Véritables exempla, ses hauts faits se déroulent dans une sorte de passé antéieur ; les illustrations qui ouvrent ses ouvrages dérivent des évnements qui, selon toute vraisemblance, n’ont pas eu lieu, comme la visite mythique de l’Empereur, venu la consulter incognito. Elle écrit dans un jargon ampouléé où chacun peut puiser ce qu’il désire. Elle a recours à tout le bric à brac de la magicienne de music hall – qui remplira des malles entières quand la police viendra l’arrêter (4). Rien de tel chez Alexis: il se détourne de la prédiction, n’écrit pas de « souvenirs prophétiques », ne prétend pas infléchir les événements de l’Histoire, n’a recours à aucun des procédés de la mancie, ne se cache derrière aucun jargon. Voici à titre d’exemple, une séance relatée par Mauté de Fleurville, un aristocrate qui a assisté aux démonstrations du clairvoyant pendant une décennie :

 » Au nombre (assez grand) des assistants de ce jour-là, se trouve un jeune homme blond, silencieux, qui nous semble être un étranger. Il regarde curieusement Alexis, examine comment on calfeutre ses yeux, suit tous les interrogatoires qu’il subit, écoute sa lecture des lettres, des papiers qu’on lui remet, et puis il demande à Marcillet l’autorisation de remettre dans la main du somnambule un paquet qu’il montre. Cela fait, il se met à l’écart et il ne quitte plus des yeux Alexis. Quant à nous, nous ne perdons pas de vue cet étranger qui ne prononce pas une parole. Le paquet était assez gros et ficelé pour qu’on ne puisse pas soupçonner ce qu’il contenait. Alexis le laisse dans sa main, le porte un instant sur sa tête, près du front, réfléchit, cherche, et dit: – Il y a dans ce paquet un objet en métal… en fer… ou plutôt en acier…ça coupe… – Un couteau, dit quelqu’un. – Non, dit Alexis, pas un couteau ordinaire… on s’en servait…pour couper de la chair humaine… – Un scalpel, pour disséquer, dit un autre. Le jeune étranger ne disait rien; mais il ne perdait pas un mot. Je le pris pour un étudiant en médecine. – Non, reprit Alexis…pas de la chair morte…de la chair vivante… – Alors, un bistouri? dit un médecin.- Non, ce n’est pas encore cela, s’écria Alexis impatienté (l’étranger était vivement ému). Je cherche…Ah! Il servait à faire des anges..

Exclamation générale; rires de la plupart des spectateurs! Le jeune homme devint pâle, puis rougit, une transpiration abondante inonde son visage. (On faisait peu attention à lui). Alexis reprend: – Oui, c’est bien cela… pour faire des anges… Le propriétaire s’emparait des enfants… il les tuait pour les envoyer dans le paradis… Quand il surprenait un homme et une femme endormis dans un bois ou dans un endroit écarté… il leur coupait le cou…Ou il leur enfonçait ce petit couteau dans le coeur…pour en faire des anges… disait-il. – Comme Papavoine à Vincennes? s’écria-t-on. – A qui appartient ce couteau?- A quelqu’un, pas de Paris, dit Alexis, du Nord. – De Lille, de Valenciennes? – Plus loin.- De Belgique? – Plus loin.- De Hollande?- Plus loin… Ah… de Suède, je vois.

L’étranger se lève, essuie sa figure et d’une voix entrecoupée par l’émotion, il dit – Ce n’est pas la peine qu’Alexis cherche davantage! Il a tout vu, tout dit, c’est la vérité. Ce petit couteau (en disant cela, il ôtait tous les papiers et il le montrait) appartenait à notre Papavoine suédois qui attirait les enfants pour les tuer et en faire des anges. Il coupait le cou, ou il perforait le coeur des hommes et des femmes qu’il surprenait, endormis, pour en faire des anges. On finit par le soupçonner de tant de meurtres; on le surveilla et on le surprit coupant le cou à une pauvre femme endormie au coin d’un bois. Il fut arrêté, mis en jugement, condamné à mort et exécuté sans qu’on ait pu obtenir de lui d’autre motif que celui de faire des anges et sans qu’on ait pu découvrir avec qui il assassinait ses victimes. L’exécuteur, après sa mort, donna ses vêtements à un agent de police qui l’avait assisté et aidé. Celui-ci lui les remit à un tailleur pour les découdre et en faire un vêtement pour son petit garçon. Ce tailleur découvrit ce petit couteau soigneusement caché dans la doublure de l’habit, et il le restitua à l’agent auquel je l’ai acheté et mis de côté sans en parler à personne, parce que je voulais venir à Paris et surtout le remettre, bien soigneusement enveloppé et dissimulé, à Alexis, dont j’avais beaucoup entendu parler. Je pensais que ce serait une merveille s’il pouvait dire à quoi servait ce couteau unique au monde, et que personne, si ce n’est l’agent de police, ne savait être entre mes mains. »(Mauté de Fleurville, 1873,p.91 sq.)

Cet extraordinaire récit appellerait bien des commentaires. Je me contenterai, pour rester dans le fil de l’exposé, d’insister sur le fait que le voyant est parfaitement explicite. Nulle exégèse n’est requise pour interpréter son propos, il est dans le fait: il s’agit d’un assassin, d’un assassin suédois, d’un tueur en série, de l’arme avec laquelle il a perpétré ses crimes, et non pas, par exemple, d’une métaphore de la mort dans laquelle ont peut trouver, si on y tient, le sens premier d’un criminel effectif.

Le jeune somnambule est d’ailleurs pleinement conscient de la singularité de sa pratique, et s’explique dans son petit ouvrage sur les raisons qui le poussent à éviter le langage oraculaire dans lequel se complaisent encore la plupart des voyants de son temps :

« Il serait inutile de vouloir le nier, le caractère de l’erreur est l’indéfini. Du moment où un esprit flotte dans les ténèbres du nébuleux, c’est un esprit égaré. Aussi, dans nos expériences, nous sommes-nous perpétuellement complu à être précis, clair et net comme la langue française dans laquelle nous nous exprimions. Les renseignements sans précision laissent l’esprit dans le vague et l’indécision. Les somnambules qui cherchent dans l’ambiguité de leurs termes et l’obscurité de leurs paroles à éblouir leur consultant, dorment peut-être, mais à coup sûr ils ne sont pas lucides. J’ai, pour ma part, retiré un immense avantage de l’habitude d’être, dans l’état de veille, en rapport avec le public, c’est celui de pouvoir lui parler un langage qu’il comprît.(5) »

Cela ne veut évidemment pas dire que les voyants modernes surclasseraient ceux des peuples antiques ou des Primitifs – il y aurait là un très amusant et très embarrassant paradoxe! – mais que le cahier des charges de la profession a changé, et correspond aux exigences de la société du XIXème siècle. Les voyants du passé ne pouvaient songer à diriger leurs facultés vers ce type de performances « à vide », « pour voir », en apparence épurées, désymbolisées, tout simplement parce que, pour les hommes de cette époque, une telle exigence eût été dépourvue de sens; il fallait, pour que la voyance se déploie dans cette direction, une société où s’installe l’exigence du fait, où les catégories du réel soient clairement définies, et où la rationalité optique domine toutes les autres procédures de la pensée.

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Cet alignement, au moins tendanciel, de la voyance sur la rationalité optique, est évidemment le point décisif, le signe des temps par excellence, et il est riche d’enseignements sur la nature même de l’objet que nous cherchons à cerner. Les dates parlent d’elles-mêmes. La saga d’Alexis coïncide exactement avec la décennie de foisonnement préindustriel où la photographie conserve son pouvoir de stimulation et de fascination. Sa carrière de voyant magnétique commence en 1843. Or, les années précédentes, deux inventions ont modifié profondément la condition des hommes: la première transmission d’un message par le télégraphe électrique, et le daguerréotype. Par les stimulations qu’elles fournissent au désir humain, ces deux inventions vont se répercuter dans la pratique de la clairvoyance magnétique : la première invite à penser le voyage somnambulique sur le mode d’une transmission instantanée et univoque d’information; la seconde, à laquelle nous nous intéresserons davantage parce qu’elle est française, installe dans les esprits l’idéal de la précision optique; soudées et projetées dans l’imaginaire, elles ouvrent la représentation d’un sorte d’oeil-pseudopode immatériel susceptible de s’allonger et d’aller se poser à sa guise sur la cible de son choix, sans être arrété par des obstacles ou par la distance, pour en ramener des informations précises. Elle permet aussi, comme le fait Balzac dans Le Cousin Pons, de fournir un modèle permettant de penser les facultés somnambuliques (6). On a oublié aujourd’hui le bouleversement du regard qu’a provoqué le daguerréotype. Sur la plaque, la réalité apparaît comme on ne l’a jamais vue; les choses se dévoilent avec une précision inusitée, dans un fourmillement du détail, une richesse que la perception naturelle, globale et thématique, atténue ou gomme la plupart du temps. Le spectateur découvre comme un excès de réel qui le suffoque, il s’abîme dans une sorte d’extase matérielle. En même temps, comme le montre Walter Benjamin, la nouvelle découverte détruit l’aura qui, dans le monde vécu, enveloppe spontanément les choses.

Or, Alexis ne nous a pas attendus mettre sa pratique en rapport avec les nouvelles découvertes : à ses yeux, le voyage somnambulique s’effectue à la vitesse fugurante du télégraphe électrique, et on peut en ramener des informations d’une précision daguerréotypique . C’est pour atteindre cette précision qu’il s’efforce de dépouiller la voyance de son ambiguité sémantique; et, si l’on en croit certains récits, il parvient parfois, au terme de cet effort, à livrer sur des cibles des détails tels qu’après vérification on découvre à la fois, et qu’ils étaient exacts, et que le regard « naturel » les avait oubliés. C’est ainsi, par exemple qu’à plusieurs reprises le voyant décrit des tableaux en donnant des détails que les consultants croient imaginaires, et qu’ils découvrent après coup, en inspectant l’oeuvre; or, ce sont des remarques analogues qui viennent naturellement à ceux qui découvrent les premiers daguerréotypes: ils voient sur les plaques des détails de leur environnement familier qu’ils n’avaient jamais remarqués, ils le découvrent comme ils ne l’on jamais vu .

C’est finalement un officier de cavalerie, à première vue plus expert dans le maniement du sabre que de la plume, c’est Marcillet, donc, le fougueux magnétiseur d’Alexis, qui résumera cette analyse de la façon la plus concise en affirmant, dès 1842 : le magnétisme est le daguerréotype de la pensée.

Mais Alexis ne nous intéresse pas seulement comme une figure culturelle, comme un révélateur de la société Louis-Philipparde; il nous interpelle aussi – et même davantage – par les phénomènes de perception extrasensorielle qu’il est censé déployer dans le sommeil lucide. Examiner ce point me ferait sortir des limites que j’ai voulu donner à cet article, mais ne pas le mentionner priverait ma démonstration de son ressort; aussi me contenrai-je de résumer les conclusions d’une longue enquête : oui il est probable qu’Alexis avait, au moins, en partie, les dons qu’on lui attribuait. Si les résultats auxquels je suis parvenu sont fondés, ils montrent que l’approche historique et contextuelle ne s’oppose pas nécessaireent à l’approche factuelle, comme on le pense le plus souvent, sans le dire clairement, mais vient au contraire la compléter. Les facultés de voyance et de divination ne sont pas neutres et désincarnées. Elles se manifestent à travers des sujets concrets, et portent toujours la marque d’un temps et d’un lieu. Mais le fait qu’il en soit ainsi ne peut jamais constituer un argument contre leur réalité.

Notes

(1) Sous la Restauration, en effet, l’intérêt pour le magnétisme animal renaît dans les milieux médicaux, surtout pour le somnambulisme. Ce qui aboutira à la création d’une commission officielle de l’Académie de médecine, qui reconnaîtra la plupart des faits allégués par les magnétiseurs, mais qui sera enterrée par la commission suivante. Pour ce qui nous concerne ici, cette première commission, dirigée par le docteur Husson, avait recruté ses sujets chez des malades hospitalisés, ce qui était contraire à l’esprit des premiers magnétiseurs, qui refusaient cette médicalisation de leur pratique.

(2) Michelet, dans son ouvrage sur Jeanne ( Jeanne d’Arc, 1853) laisse planer sur les voyances de la Pucelle une certaine ambiguïté, mais les rappporte néanmoins fidèlement: elle reconnaît le roi Charles VII qu’elle n’a jamais vu, au milieu d’une foule, et alors que l’on a pris les précautions pour que rien ne le distingue des personnes présentes (p.32); elle fait chercher l’épée de Sainte Catherine derrière l’hôtel de Sainte-Catherine de Fierbois. Elle prédit sa blessure (p. 50); elle voit l’homme qui l’a vendue (p. 78), prédit le jour de la libération de Compiègne (p.96)…

(3) Dodds, 1973, p. 166. Xénophon, notamment, considère comme blasphématoire l’attitude du roi.

(4) Sur la sibylle Lenormand, voir Eloïse Mozzani, Magie et superstitions de la fin de l’Ancien régime à la Restauration, Laffont 1988, chapitre XVI.

(5) Ce texte est tiré de l’autobiographie d’Alexis, qui a été éditée par l’écrivain Henri Delage sous le titre « le sommeil magnétique expliqué par le somnambule Alexis en état de lucidité (1857,p.65)

(6) « Le monde moral est taillé pour ainsi dire sur le patron du monde naturel ; les mêmes effets doivent s’y retrouver avec les différences propres à leurs divers milieux. Ainsi, de même que les corps se projettent réellement dans l’atmosphère en y laissant subsister ce spectre saisi par le daguerréotype qui l’arrête au passage; de même les idées, créations réelles et agissantes, s’impriment dans ce qu’il faut nommer l’atmosphère du monde spirituel, y produisent des effets, y vivent spectralement,(…) et, dès lors, certaines créatures douées de facultés rares peuvent certainement apercevoir ces formes ou ces traces d’idées. » (Le cousin Pons, Gallimard, 1973, p. 143.)

Bibliographie :

Balzac Honoré de , 1986, Seraphita, Berg international
1973, Le cousin Pons, Paris, Gallimard.

Benjamin Walter , 2000, « Petite histoire de la photographie », Oeuvres, tome II, Paris, Gallimard-Folio Essais, p. 295-321.

Delage Henri, 1857, Le sommeil magnétique expliqué par le somnambule Alexis en état de lucidité, Paris.

Dodds E. R., 1973, « Supernormal Phenomena in in Classical Antiquity », in The Ancient Concept of Progress and other Essays in Greek Litterature and Belief, Oxford Clarendon Press.

Fleurville Mauté (de), 1873, Etudes sur le magnétisme animal, Paris.

Kerner Justinus, 1900 (1829), La voyante de Prévorst [Die Seherin von Previst, über das innere Leben des Menschen], Paris, Chamuel.

Meheust Bertrand, 2003, Un voyant prodigieux, Alexis Didier (1826-1886), Paris, Les empêcheurs de penser en rond.

Melon Marc-Emmanuel, 2001, « Cultures visuelles au XIX ème siècle », Voir, n°22.

Michel Jules , 1853, Jeanne d’Arc, Paris, Hachette.

Mozzani Eloïse, 1988, Magie et superstition de la fin de l’Ancien régime à la Restauration, Paris, Robert Laffont.

Schopenhauer Arthur , 1992 (1850), Essai sur les fantômes, Paris, Critérion.