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Hommage à Gabriel Marcel : Parapsychologie et philosophie

Hommage à Gabriel Marcel : Parapsychologie et philosophie

Gabriel_Marcel_courte.jpgCet article, extrait de la Revue Métapsychique (n°14, juin 1969, p. 41-52) est un hommage – au soir de ses 80 ans – au philosophe Gabriel Marcel (1889-1973), compagnon de route de la métapsychique, qui fut président d’honneur de l’IMI. On apprend combien les phénomènes psi ont influencé sa philosophie pendant plus d’un demi-siècle. Certaines des intuitions de Marcel pour comprendre ces phénomènes sont toujours d’actualité : le rapprochement entre le processus de la voyance et celui du souvenir ; la distinction entre une transmission de signal et une communion ; le mécanisme possible de la « psychométrie », etc. L’auteur de l’article, Marcel Martiny, alors professeur à l’école d’Anthropologie et président de l’IMI, rappelle comment ce grand philosophe français a cherché à observer ces phénomènes dans un cadre scientifique, critiquant justement ces autres philosophes et savants préférant « une fuite devant le hasardeux, mais qui, bien entendu, ne se reconnaît pas elle-même comme fuite. »


Maître,
Nous allons essayer de vous apporter un hommage vibrant, court, trop simple peut-être, celui d’hommes et de femmes qui mettent leur dignité, j’allais dire leur passion, et peut-être leur courage à s’intéresser à ce qu’il peut y avoir d’inhabituel dans l’écho de leur âme, devant des manifestations presque inexplicables, venues de l’espace et du temps et, ce, au cours d’une brève et parfois douloureuse existence.
Or, dans votre Journal Métaphysique, vous avez écrit, le 15 octobre 1915 :
« La possibilité de la divination est liée à la nature (et non au degré) de l’intérêt qui attache la pensée à son objet idéal ; mais, d’autre part, il est clair qu’une dynamique objective de l’intérêt est impossible en soi. Il faut que cet intérêt soit réel – et ceci n’est pas exprimable dans le langage de la quantité ; cela veut dire plutôt que l’esprit doit y participer totalement (la curiosité pure restant isolée, au milieu des préoccupations qu’elle ne supprime pas). Ce qui est essentiel, c’est donc le rapport de l’idée en tension à l’esprit lui-même ».
Justement, en France, l’Institut Métapsychique International a eu, comme premiers fondateurs, des chercheurs curieux qui pensaient observer chez certains hommes des dons que d’autres n’avaient pas, et, entre autres, ceux de la divination.
Ils ont cru qu’il s’agissait d’un domaine inconnu, mais sans trop de mystère pour des expérimentateurs devenus scientifiques. Un mécène, comme Jean Meyer, un savant comme Charles Richet, prix Nobel, ont mérité une mention spéciale.
Dans le monde actuel des vivants et des morts, quelques esprits, si j’ose dire, nous viennent en mémoire ou nous lancent un message.
La citation, le rappel de certains, même des plus marquants, ne sauraient être exhaustifs ; mais, puisque nous fêtons, à cette fin de journée, un des plus grands philosophes français de tous les temps, nous citerons quelques chercheurs français disparus qui ont honoré de leurs travaux l’Institut Métapsychique International, tels le Dr Geley, le Dr Eugène Osty, M. Warcollier. J’ai succédé à ce dernier et j’ai l’honneur, au nom de tous, de prononcer cette allocution.
Nous tous, c’est un groupe structuré et limité, comme le Conseil d’Administration de l’I.M.I. Les sigles sont discrets. Prononcer le mot Institut c’est déjà devant vous, sinon une profanation, du moins un abus. Mais, en plus, il y a autour de vous, à cette vesprée, l’Association des Amis de l’I.M.I. Il y en a quelques autres qui sont, profondément, vos amis personnels.
Vous nous avez demandé une réception sans ampleur par le volume et par la durée de nos propos.
Pour rendre hommage à Gabriel Marcel, Président d’Honneur de l’Institut Métapsychique International, il nous a bien fallu envoyer quelques cartes. Les transmissions postales se font parfois avec quelque retard. Il fallait que ceux qui devraient être touchés le soient à temps. Certains, depuis, ont été atteints par la grippe.
Plusieurs amis enthousiastes en ont parlé autour d’eux et puis, quand on est ce que vous êtes, on a une trop grande renommée ; des informateurs sympathisants se sont peut-être glissés parmi nous.
Des personnalités qui vous aiment et vous admirent l’ont sur par vous ; par contre, personnellement, nous avons voulu informer tout ce qu’il y a de parapsychologues dans le monde pour l’hommage qui vous est apporté.
Il y a sur cette table de nombreux messages et des télégrammes, entre autres ceux de : Mme Gerda Walther, du Dr Barry, des Professeurs Bender et Berendt, du Dr Dingwall, de M. Mengoli, des Professeurs Gardner Murphy, Andréas Resch et Rhine, du Dr Servadio, du Professeur Soal, du Dr Stevenson, des Professeurs Tenhaeff et Valkhoff, et du Dr G. Zorab.
A propos de Mrs Garrett, je voudrais rapporter un fait qui, rétrospectivement, m’a ému :
Je l’ai rencontrée cet été à St-Paul-de-Vence, au cours d’un paroxysme de ses douleurs physiques.
Nous avons eu un entretien assez bref.
Cette femme qui anime la parapsychologie mondialement est, comme vous le savez, ce que nous appelons aussi un grand médium et elle m’a dit : « vous êtes appelé à faire dans très peu de temps un éloge oral et écrit de Gabriel Marcel ».
C’était s’exprimer avec une très grande clairvoyance.
Me voici devant vous. Et cela m’a été demandé depuis par le Conseil d’Admnistration de l’I.M.I.
A St-Paul-de-Vence, je dois dire que je n’y pensais pas encore.
J’ajoute que Mrs Garrett n’avait fait nullement allusion à votre anniversaire. Certes, elle pouvait y penser comme beaucoup d’intellectuels aux U.S.A.. Sa santé, cependant, l’éloignait du monde. En tout cas, ce fut un signe.
Ici finit mon allocution.
Je vais maintenant essayer de parler de la parapsychologie et de votre philosophie.
Vous lire et répéter à haute voix des extraits du Journal Métaphysique, c’est apporter dans notre récitation le minimum de commentaires.
Si quelques retardataires survenaient dans cette salle, après ce propos que je viens de tenir, il pourrait y avoir des quiproquos sur ce que je dis.
Mais comment faire ?
Le style c’est l’homme. On ne saurait, certes, comparer ce que vous êtes à ce que je suis et en définitive on ne s’égarera point.
Nous devons retenir cette vérité humaine lumineuse ; un demi-siècle avant l’essor scientifique de la parapsychologie, vous fûtes le philosophe utile qui s’était penché sur les phénomènes de télépathie, de prémonition, de clairvoyance, voire d’hallucinations, à la limite de la psychophysiologie et de la métapsychique.
Si, dès cette époque, on vous avait entendu, on aurait peut-être évité de s’orienter vers de fausses pistes, sinon vers de faux problèmes.
Vous lire 50 ans après montre toute l’importance de votre démarche intellectuelle.
Il faut remonter, en effet, à l’envoi de votre esprit :
Vous dites, le 2 avril 1916 :
« … J’ai entrevu aujourd’hui, par cette claire et merveilleuse journée de printemps, que les notions de la science dite ‘occulte’, contre lesquelles la ‘raison’ affecte de se révolter, sont en réalité à la racine de nos expériences des plus ordinaires… les plus indiscutées ; l’expérience sensible, l’expérience volontaire, l’expérience mnémonique. Que la volonté ‘agisse’ comme suggestion, disons suggestion magique, qui en douterait ? Et les corps ne sont-ils pas, je ne dirai pas des apparences, mais des apparitions, des matérialisations ? Et enfin l’expérience mnémonique n’implique-t-elle pas la négation effective et réelle du Temps ? Tout cela est trop clair pour le demi-jour de notre psychologie ».
Vous êtes allé plus loin que Bergson et je vous cite : – 13 avril 1916 :
« Assurément, je tiens à croire actuellement que les énigmes centrales de la psychologie, celles de notre science actuelle, dont l’apparente prudence est surtout faite de paresse et de pusillanimité, cherche à boucher avec des conventions ou des postulats, que ces énigmes ne pourraient être résolues que d’un point de vue totalement extra ou infra-psychologique. C’est ainsi que le rapport mystérieux entre l’interne et l’externe, bien loin de devoir être conçu comme une relation toute abstraite entre des mondes qui ne communiquent point, est peut-être un centre – un fait essentiel par rapport auquel ces mondes mêmes ne seraient que des abstractions. Il y a cela à coup sûr dans le néo-platonisme – et aussi, et surtout, chez Bergson ».
Mais celui-ci a-t-il aperçu qu’il était entraîné vers quelque chose qui n’est pas de la psychologie – qui est au-delà ? Il est bien vrai que pour lui le corps est matérialisation, mais a-t-il suffisamment vu tout ce que ceci entraîne ? Il y a encore de la timidité dans son attitude. Il en est de même (et la chose est même plus nette encore) dans cette théorie profonde et inintelligible du souvenir ».
Vous aviez prévu, dès février 1917, le mécanisme le plus actif, j’allais dire le plus facile, de la télépathie, tel que Rhine et Warcollier l’ont observé : celui de la vision transmise d’une image symbolique.
Et, selon votre texte :
« Si nous admettons l’existence de la télépathie, comme il faut le faire sans discussion possible, nous nous trouvons en présence de quelque chose d’entièrement nouveau. En effet, la difficulté ne porte pas sur le milieu ou sur l’agent transmetteur, comme on semble le croire d’habitude, mais sur la question que voici : le chiffre, le système de conventions, qui devait intervenir à l’arrivée et au départ du message, fait ici défaut ; il semble donc bien qu’il y ait non pas message, mais vision. Ceci demande à être approfondi ».
Cela a été fait depuis, constaté carte en main (voir l’Université de Duke).
Vous ne croyez guère aux analogies scientistes trop convaincantes, trop simplistes, qui comparent la transmission de pensée à la radiophonie, d’où cependant les beaux travaux de Vassiliev de Léningrad, admis par l’U.R.S.S.
C’est grâce à cette méthodologie scientiste que ces recherches ont pu être publiées parce qu’elles n’étaient pas contraires à un certain positivisme du matérialisme dialectique.
Vous avez la réponse claire sur ce problème et, selon votre texte :
« Qui ne voit qu’il y a là une construction laborieuse, un effort pénible et superflu pour penser la télépathie comme une forme de correspondance, comme un message, alors qu’il serait infiniment plus simple d’admettre, quitte à rejeter un postulat gratuit, que la pensée de l’un est immédiatement imposée à l’autre et ne lui est pas transmise ».
Vous soupçonnez, avant Jung peut-être, l’importance de l’inconscient collectif. En effet, plus loin, vous écrivez :
« Il se peut après tout qu’une idée ne soit pas primitivement mon idée, qu’elle-même elle ne soit nullement « privée » et ne se limite, ne s’attribue, ne se localise que secondairement. Cette localisation est peut-être due à une sorte de déficience interne de l’idée. Après tout une idée ne peut pas plus situer qu’une conscience ; j’allais dire nous sommes d’autant plus que nous situons moins. Mais je ne suis pas sûr que ce soit vrai ».
Cette dernière phrase révèle à la fois votre audace et votre prudence quand, chez vous, le philosophe s’intéresse à la Métapsychique.
Vous êtes aussi un précurseur lorsque vous parlez de phénomènes de prémonition, impensables pour certains physiciens classiques, plus que probables pour les relativistes, tel, de nos jours, un esprit aussi solide que celui de M. Costa de Beauregard.
Vous écrivez, le 23 juillet 1918 :
« Suggestion intéressante : ne se pourrait-il pas qu’il y eût, entre un présent déterminé et certains futurs, la même connexion que celle qui s’établit au sein d’une imagination créatrice entre des idées trouvées en même temps, en quelque manière enchaînées, mais destinées à n’être exploitées que successivement.
En d’autres termes – consignez-vous – n’y a-t-il pas un intermédiaire possible entre l’idée (bergsonienne) d’un univers qui serait improvisation pure et celle d’un monde qui déploierait dans le temps un contenu éternel ? La prédiction serait ainsi à la rigueur concevable sans que pour cela il fût nécessaire de croire à une prédétermination historique complète ».
Et un peu plus loin, vous ajoutez :
« Il y a lieu aussi de se demander comment la situation initiale peut entraîner (commander) une situation ultérieure mais non les situations intermédiaires. Ici encore la psychologie de l’imagination nous montre que la chose est possible. J’ai le sentiment que cette hypothèse, si étrange soit-elle, peut permettre de mieux saisir ce qu’est l’histoire ».
Enfin, le 11 décembre 1918, vous posez la question sur la possibilité de prédire : je vous cite en dentelles :
« J’improvise une histoire, mais je sais où je veux en venir ; je ne prévois pas seulement la situation vers laquelle tend mon récit. Je sais ce que ce sera parce que je veux que cela soit. Toute prédiction me paraît impliquer la participation peut-être tout à fait indirecte à la vie d’une conscience qui projette. Il est concevable que la conscience maîtresse du devenir ne soit pourtant pas toute puissante et ne soit pas en mesure de réaliser son projet. Il se peut qu’il y ait là de l’imprévisible du point de vue des êtres qui participent à sa projection. Il se peut également que ce qui est impossible pour la projection soit au contraire d’un autre point de vue au sein d’un autre système de références, objet de prédiction possible ».
Enfin vous êtes parfois à l’extrême pointe de la parapsychologie au moment où votre âme se met à l’écoute.
Le 22 février 1919, en vous reportant à une conversation extrêmement intéressante avec quelqu’un dont vous taisez le nom, vous rapportez vos propos et nous lisons la réflexion suivante :
« Il se demande s’il est concevable – mais dans l’hypothèse spirite – qu’un ‘esprit’ puisse être ‘identifié’. Admettons même que vienne à se produire une révélation portant sur ce que seul l’esprit a pu savoir (contenu d’un coffre scellé par lui de son vivant) : ne se peut-il pas que j’entre en communication sympathique avec son état d’âme d’alors qui, au sens profond, reste sûrement actuel ? Dès lors, le fait qu’aucun contemporain ne sait rien ne serait pas une preuve négative valable.
Nous avons de nouveau opposé communion et transmission ; j’ai fait observer que même la pure transmission (par lettre, télégramme, etc.), implique un fond de sollicitude aimante, à tout le moins une volonté de protéger le contenu traité comme valeur ».
Je pense que le Professeur Jean Chevalier va reprendre ce thème.
« En somme, écrivez-vous, l’amour seul pourrait identifier par la reconnaissance d’une continuité spirituelle ; nous serions dans un ordre où on ne pourrait dire que ‘c’est toi’ et non point ‘c’est lui’. Nous avons réfléchi sur ce fait que le mort présent dans l’évocation ne répond pas ; j’ai fait remarquer que tout ce qu’il est vrai de dire, c’est qu’il ne renseigne pas, mais rien ne permet d’affirmer qu’il n’enrichit pas par sa présence réelle.
Je reviens au cas du coffret. Nous partons de cette idée (ou pseudo-idée) qu’il y a un renseignement à ‘puiser’ quelque part – et nous demandons où ? Mais qui dit renseignement dit sûrement transmission par signes ; et cela reste vrai, que je consulte mon guide ou un voyageur. Je traite la mémoire (ou le cerveau) de celui-ci comme l’équivalent d’un annuaire, d’un mémento ou d’un fichier. Seulement cette mémoire, n’est pas elle-même un système.
Il faut donc qu’il ait communication avec la mémoire en tant que mémoire (c’est-à-dire qu’acte ou que vision, non en tant que système de signes). Le voyant ne lit pas en moi, il se souvient de moi à ma place ».
Et vous ajoutez :
« A la formule que j’ai soulignée plus haut, peut-être vaudrait-il mieux encore substituer celle-ci, bien qu’elle semble plus paradoxale encore.
Mon passé devient celui du voyant. »
Après bien d’autres phrases, vous dîtes :
« Je dois reconnaître que ce qui précède est encore loin de me satisfaire. »
Il y a là de l’humilité, celle de quelqu’un qui circule courageusement dans la nuit, en projetant la lueur d’une lampe tempête.
« Il faudrait maintenant se demander, dites-vous, si ces réflexions projettent une clarté quelconque sur la psychométrie et sur tout ce qui en relève. On voit bien tout de suite qu’il n’y a pas à se préoccuper du fait que l’un des individus en contact n’est pas physiquement présent. Nous sommes dans un domaine où je me place, n’est pas autre chose qu’un appareil de signalisation. On devrait d’ailleurs distinguer soigneusement entre le signe ou le signal et l’appel proprement dit ».
Nous sommes le 29 février 1919. Vous reprenez votre observation :
« J’admets également que là où il n’y a rien donné, je ne peux rien revivre ; le donné amorce ; et c’est bien pour cela que les voyants demandent qu’on leur apporte un objet, de préférence un objet qui ait été associé aussi intimement que possible à la vie de la personne sur laquelle on les consulte. Le voyant paraît avoir besoin que cet objet lui soit donné pour se souvenir du passé qui est lié à cet objet ».
C’est cette réalité complexe qu’il s’agit pour le voyant de retrouver. Tel est selon toute probabilité, le but des mouvements qu’exécute le voyant avec l’objet ; ces mouvements, semblables à ceux qu’exécutait habituellement le propriétaire de l’objet, m’apparaissent en ce moment comme une véritable suggestion magnétique exercée par le voyant sur l’objet et destinée à lui faire livrer cette réalité d’émotion, de souvenir, qui est vraiment sa réalité à lui.
Et voilà pourquoi le voyant doit être, en général, entransé. S’il restait à l’état de veille, la puissance de suggestion qui doit émaner du gant saisi comme présence spirituelle serait entièrement annihilée d’avance par celle qui émane du voyant lui-même en tant qu’il imagine et qu’il construit ».
Le 24 février 1919, nous lisons de vous cela :
« Avant de se demander comment la représentation à distance d’une scène est possible (hallucination télépathique), il faudrait s’interroger sur l’idée même de scène. L’unité d’une scène comme celle d’un tableau ne peut évidemment être que psychique. Comme il y a le plus souvent un intervalle entre le moment où l’événement se produit et celui où il est représenté télépathiquement, on est tenté d’admettre qu’il y a projection, la scène pouvant être projetée avant ou après qu’elle s’est produite.
La télépathie serait d’ailleurs réduite au minimum dans un monde où l’on pense par phénomènes, où les hommes sont pratiquement assimilés eux-mêmes à des éléments phénoménaux. Dès le moment où il y a scène, il en va tout autrement. La scène possède une unité réelle, ce sont des personnes réelles qui y prennent part, et il me semble bien que c’est par cette unité, par cette réalité, que la scène transcende les conditions contingentes de son apparition dans l’espace et dans le temps. Les conditions de possibilité de la télépathie ne seraient-elles pas les mêmes que celles de la mémoire ».
Puis, un peu plus loin, vous dites :
« Il faut remarquer que la seule question qui puisse se poser est de savoir si nous avons été un au moment où la scène a eu lieu, ou si nous devenons un ultérieurement, quand la scène est projetée en moi. On voit mal, à la réflexion, quel critère permettrait d’opter pour l’une ou l’autre thèse, puisqu’une unité de ce genre ne peut être réellement donnée dans l’expérience et est, à la lettre, invérifiable. C’est cette unité qui, seule, mérite d’occuper le philosophe. Pour que cette unité soit, il faut d’abord, semble-t-il, qu’il y ait appel. Il faut que cet appel soit entendu, sans nécessairement que le sujet sache qu’il l’entend ».
Vous exprimez l’inexprimable.
Vous essayez de nous faire tout comprendre.
Et, un peu plus loin, vous révélez ce que vous êtes :
« Du point de vue religieux, Dieu apparaîtra comme le médiateur unique qui, seul, peut permettre que je sois réellement avec celui pour qui je prie. C’est d’ailleurs en posant une nécessité de cette médiation, et seulement à cette condition, qu’on peut parvenir à dissiper une dangereuse confusion entre l’ordre proprement religieux et l’ordre métapsychique ».
Socratique chrétien, dans votre étude Existence et Objectivité, vous avez développé le thème essentiel de tout existentialisme, qui est d’opposer le mystère de l’existence subjective à la simple connaissance objective.
Pour vous, notre corps n’est pas un instrument que l’on utilise, mais notre subjectivité même, et rien n’existe que ce qui peut entrer en relation avec lui. Il est mystérieux si, pour vous philosophe, le mystère caractérise tout ce qui concerne l’existence et s’oppose au problème dont on peut faire l’inventaire et trouver la solution. Ce qui implique, selon un de vos biographes, la valorisation de l’expérience et la réhabilitation de la sensation.
« Sentir n’est pas recevoir, mais participer immédiatement. Il ne faut pas parler de la sensation en termes de ‘choc’ ou de ‘message’, comme les idéalistes, mais de ‘témoignage’ ».
Pour vous la mort elle-même, qui nous introduit à ce dont nous avons vécu ici-bas, ne peut être qu’une transformation de la façon de sentir. Et votre théâtre, parmi toutes vos œuvres, y reflète le drame des relations interpersonnelles.
Mais la France, nation spécialement cartésienne, comporte des chercheurs qui, dans le domaine de la parapsychologie, s’efforcer d’expliquer l’inconnu par le connu, avec des disciplines scientifiques analogues à celles des agnostiques, soit qu’ils partagent leurs aspirations, soit qu’ils tiennent à ne pas s’illusionner afin de mieux valoriser leurs préoccupations métaphysiques quand ils en possèdent.
A l’Institut Métapsychique International, nos convictions personnelles ne troublent en rien la sévérité de nos protocoles expérimentaux.
Mais vous avez, M. Gabriel Marcel, une qualité exceptionnelle. Vous n’accumulez pas, comme certains sceptiques savants, de fausses certitudes dans la négation de l’existence des phénomènes PSI.
Vous n’avez pas cette prudence totalement injustifiée du fait que vous pensez que les lois qui dirigent l’étude de la physique et de la chimie ne sont pas entièrement applicables à l’expérimentation des phénomènes parapsychologiques.
Participant à nos travaux, vous nous encouragez à faire le clivage dans les phénomènes médiumniques, entre un en-deçà certain et un au-delà problématique.
Mais encore faut-il rechercher les faits parapsychologiques. Je ne puis mieux faire que de situer votre attitude par des extraits d’un article assez récent paru dans notre Revue Métapsychique.
« Je ne puis que réaffirmer, écrivez-vous, la position qui a toujours été la mienne depuis un demi-siècle, c’est-à-dire depuis qu’il m’a été donné de constater par moi-même la réalité de faits que certains – et ce sont, hélas, trop souvent des savants ou des philosophes – s’obstinent à nier, parce qu’ils ne se placent pas dans des cadres de pensée dont, contre toute raison, ils s’obstinent à affirmer l’inamovibilité ».
Vous reproduisez quelques lignes d’un article que vous avez publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale au lendemain de la deuxième guerre mondiale, sous le titre : « De l’audace en Métaphysique », et dont vous croyez pouvoir dire qu’il passa complètement inaperçu.
Vous apportez la réflexion suivante :
« Dénonçant un certain bien penser consistant à nier fanatiquement l’existence de toute arrière monde – et il en est ainsi, non seulement de Sartre et de Camus, mais je le crains, de plus d’un théologien, contaminé mineur – j’ajouterai ceci : l’évidence prétendue dont il s’agit ici est tout d’abord liée à l’étiolement progressif de l’imagination créatrice, chez les penseurs de notre temps, comparés à ce que furent avant eux un Fechner ou un William James, un Royce ou un Bergson… Le bien penser qui nous occupe est lié bien souvent et même presque invariablement à un complexe d’infériorité de philosophe par rapport au savant, dont un Rauh et par la suite un Brunswhig nous ont offert de si remarquables exemples. On assiste là à une fuite devant le hasardeux, mais qui, bien entendu, ne se reconnaît pas elle-même comme fuite.
Rappelons-nous la consternante déclaration d’un Alain déclarant que, même si des faits d’ordre métapsychique se produisaient réellement, il se garderait bien d’aller le constater. Il pensait sûrement maintenir par là quelque chose comme un cordon sanitaire dans le domaine de la philosophie, comme si elle ne devait pas, au moins à son sommet, garder le caractère et la valeur d’une aventure, ‘d’un beau risque’, faute de quoi elle se condamne elle-même à la platitude et risque de sombrer dans le plus fastidieux des verbiages ».
Et je finirai votre hommage par la lecture de ces quelques lignes terminant votre article. C’est en somme vous qui concluerez et non nous :
Vous dites :
« Mais hélas, l’erreur et l’absurdité ont la vie dure, et le maître reconnu du structuralisme contemporain, ne déclarait-il pas sur un ton provocant qu’il souscrivait pour sa part au ‘matérialisme vulgaire’ ? »
Et vous concluez :
« Je reste convaincu qu’une réflexion suffisamment élaborée sur des faits métaphysiques solidement établie, devrait pouvoir contribuer à ouvrir tout au moins des brèches dans l’espèce de prison que l’humanité semble s’être évertuée à édifier autour d’elle, ce dont trop souvent – je ne dis pas toujours, car il ne faut rien simplifier – à une sorte de haine de l’Etre et de la vie qui est probablement un des traits les plus alarmants de l’homme d’aujourd’hui succombant à un nouvel anthropocentrisme tellement plus redoutable que l’autre puisque c’est l’orgueil c’est-à-dire l’aveuglement qui en est le principe, au lieu que la pensée médiévale était centrée sur le mystère de la Création ».
Je crois, pour ma part, qu’il n’y a plus un mot à ajouter.

Extraits de la réponse de Gabriel Marcel (1969, p.67-70) :

Gabriel Marcel : Mon cher Président, Mesdames, Messieurs,
(…)
Se pose la question centrale, la question qui est au cœur de mon intérêt pour la parapsychologie – et vous avouerez qu’il serait bien absurde, ici, dans cette réunion organisée par l’IMI, de ne pas m’y référer. Etienne Borne, que j’estime, dans un article publié par la Revue Métapsychique, s’étonnait et me reprochait d’avoir concentré mon attention sur la parapsychologie. C’était hélas prouver qu’il n’entendait rien à ce qu’a été mon époque. Je n’ai pas l’intention, parce que ce serait trop long et d’ailleurs les citations que le Dr Martiny a eu la bonne grâce de vous rappeler tout à l’heure rendrait peut-être cela superflu – de rappeler ce qu’a été mon itinéraire. Beaucoup d’entre vous savent qu’une certaine expérience, vécue pendant l’hiver 1916-1917, a eu pour moi une signification et une portée qui ne se sont jamais affaiblies.
Bien sûr cette expérience n’a eu ce retentissement en moi que parce que quelque chose de très profond sans doute, d’une certaine manière, je ne dirai peut-être pas l’appelait mais la préparait sûrement. Néanmoins, je le répète, la portée de cette expérience a été essentielle et combien de faits, depuis lors, sont venus la confirmer ! Eh bien ! je ne voudrais pas parler longuement, mais j’exprimerai ce qui me paraît être l’essentiel, de la manière suivante : je dirai que la configuration du monde, telle qu’elle nous est présentée d’aujourd’hui, dans cette société matérialiste et de plus en plus nihiliste que j’évoquais tout à l’heure, cette configuration vient, en quelque sorte, s’inscrire en faux contre l’essentiel de notre aspiration, contre cette volonté, cette affirmation de l’Indestructible ou, si vous voulez encore, de l’Irréductible.
Les faits parapsychologiques, même s’ils ne sont pas très nombreux, sont amplement suffisants pour nous faire entrevoir que, par delà cette configuration ostensible de notre monde, il en existe une autre, secrète et qui, elle, semble bien s’accorder avec ce qu’il y a de plus profond, de plus intime, je dirai à la fois, et là je rejoins tout ce qu’a dit Jean Chevalier, de plus individuel et de plus universel à la fois dans notre exigence.
Il est de toute importance que des hommes bravant le ridicule, bravant les sarcasmes venus des ignares, s’attachent, dans des conditions difficiles, hasardeuses – je ne le conteste nullement, – à élargir peu à peu, lentement, prudemment, cette espèce de brèche.
Il faudrait montrer le rapport que l’intérêt pour la parapsychologie présente avec certaines de nos inquiétudes quant à la situation actuelle de l’Eglise. Je le disais encore tout à l’heure à un ami : c’est un fait que les attaques dont, au sein même de l’Eglise, le Miraculeux ou, si vous voulez, le préternaturel a été l’objet, au nom d’un rationalisme bien plus superficiel qu’on ne le croit, que les attaques, dis-je, ont ouvert très nettement le chemin qui mène actuellement et visiblement, vers la dissolution, à la décomposition de l’essentiel, vers une désacralisation à laquelle aucune religion digne de ce nom ne saurait survivre. En ce sens je prétends, et je ne crois pas que nous soyons très nombreux à penser comme je le fais, mais je penserait ainsi jusqu’au terme – que l’intérêt pour la parapsychologie – qui doit, bien entendu, exclure tout ce qui pourrait ressembler à une crédulité, à une précipitation – que cet intérêt, dis-je, est profondément lié (…) aux sens vigilants de l’être, mais aussi à ce qu’il y a peut-être de plus essentiel, c’est-à-dire au destin même de notre foi. Je ne veux pas prolonger autrement, n’est-ce pas !
J’insisterai sur un certain nombre de points relatifs à la parapsychologie… Ce n’est pas très nécessaire, parce qu’ici encore, le Dr Martiny a parlé très utilement. Il a eu grand raison de citer des passages de mon article « De l’audace en métaphysique », dont je maintiens qu’il est tombé dans le vide. Je n’ai jamais connu qu’une allusion à cet article et, très inopinément, elle s’est trouvée dans le discours de réception de Jean Cocteau qui était certainement tout à fait capable de comprendre ce que je voulais dire et je ne sais pas s’il y a aujourd’hui beaucoup de poètes dont j’en dirais autant.
Je crois que nous avons à lutter ici – c’est ce que je disais dans cet article et qui reste absolument vrai, malheureusement, – non seulement contre le respect humain, contre cette peur du ridicule qui, d’ailleurs, sévit chez un grand nombre de religieux, ne l’oublions pas, mais, chose plus surprenante encore, nous découvrons chez les scientifiques, ou chez les hommes qui se déclarent tels, une attitude en présence de ces faits qui ressemble étrangement à celle des inquisiteurs faisant face aux hérésies. Tout cela doit être dénoncé. Dans mon discours de Francfort j’ai parlé de la vigilance comme étant la vertu essentielle du philosophe d’aujourd’hui. (…)
Oui, je pense que cette vigilance, nous avons à l’affirmer, je le répète, dans les conditions les plus difficiles, car tout nous entraîne, soit au désespoir, soit au sommeil… et il n’est pas tellement pas sûr qu’entre le sommeil et le désespoir il n’y ait pas une étrange affinité.(…)

Extraits de la discussion avec Gabriel Marcel (1969, p.71-79) :

Le Dr Martiny pense qu’il serait peut-être intéressant de demander comment doit se faire l’approche parapsychologique. Dans quelle mesure peut-elle être valable ? Est-ce la rigueur scientifique qui s’applique aux lois de la statistique, de la physique et de la chimie ? Ou bien faut-il, au contraire, une certaine disponibilité qui amène évidemment à certaines incertitudes ? Ce qui fait que ce sont des recherches assez inconfortables. (…)

Gabriel Marcel : J’avais prévu cette question, et le papier que j’avais préparé comportait un passage concernant précisément ce problème. La question que certains d’entre vous sont parfaitement fondés à me poser est : « Estimez-vous que la parapsychologie doit ou puisse être une science ? ». Je serais extrêmement réservé dans ma réponse. Je dirai que je n’en suis pas sûr. Je pense, en tous les cas, que si c’est une science, elle diffère très profondément disons des sciences de « naïfs ». Mais la parapsychologie est-elle la seule parmi les disciplines humaines à poser ce type de questions ? Sûrement non. L’histoire est-elle une science ? Vous savez qu’on en discute encore aujourd’hui. C’est encore un sujet de dissertation pour le baccalauréat, ou même pour des examens supérieurs.
La médecine est-elle une science ? Je dirai que ce n’est pas sûr. La médecine comporte une partie scientifique de plus en plus difficile et de plus en plus élaborée et complexe. Il est très probable néanmoins quel l’acte médical pris à son sommet est un acte qui excède les possibilités de la science comme telle. Alors, si nous rentrons dans les détails, je vous dirai que – combien de fois, d’ailleurs y suis-je revenu, chaque fois que j’ai parlé de la parapsychologie – nous sommes d’abord en présence d’une difficulté fondamentale et que certains pourraient considérer comme radicale, c’est qu’il n’est pas vrai que n’importe quel phénomène puisse se produire devant n’importe quel observateur. Je dirai que l’observateur fait en même temps à son insu et à son corps défendant, fonction d’agent. Il intervient, encore, je ne suis pas sûr que le mot « phénomène » s’applique au fait parapsychologique considéré dans sa plénitude. Je n’en suis pas sûr du tout, parce que je tends à croire qu’il participe plutôt à la réalité de l’événement historique. Or, l’événement historique ne peut pas devenir phénomène observé sans change de nature et sans se détériorer. Je prends un exemple tout à fait simple, c’est celui que j’avais inscrit sur mon papier : voilà quelqu’un qui prépare la déclaration d’amour qu’il va faire à une femme. Supposons qu’il monologue ; il réfléchit, il essaye les mots qu’il pourrait dire, qu’il n’osera pas dire. Supposez qu’il sache qu’il y a des observateurs qui enregistrent ses paroles, ses velléités de paroles, il est bien évident que, du coup, le processus lui-même sera complètement modifié, adultéré. Il n’en restera rien. Eh bien !, cet exemple, à mon avis, a beaucoup plus de rapports qu’on pourrait le croire avec ce qui se passe en parapsychologie. Il est certain que des hommes comme Rhine, qui sont des chercheurs extrêmement consciencieux et auxquels il faut rendre hommage, ont fait d’immenses efforts dont on ne peut pas dire qu’ils aient été complètement vains, pour phénoménaliser si je puis dire, le fait parapsychologique. Mais je pense qu’ils ne sont jamais arrivés qu’à en atteindre pour ainsi dire les franges limites, que l’essentiel leur échappe nécessairement, que l’essentiel ne peut pas ne pas leur échapper, parce qu’il est chargé d’une intentionnalité dont il n’est pas permis de faire abstraction.
Prenons, si vous voulez, les Phantasms of the Living (Gurney, Myers & Podmore, 1886), les messages envoyés par les mourants. Eh bien !, ce sont des messages destinés à être entendus, à être recueillis par tel ou tel : c’est cela que j’appelle la charge d’intentionnalité. On ne peut pas en faire abstraction. Voilà, en tout cas, un point.
Je dirai donc, au point de vue pratique, que nous nous heurtons par conséquent, forcément, à de très grandes difficultés. Nous avons d’ailleurs énormément de peine à trouver des médiums. Je dirai aussi qu’il existe heureusement des médiums professionnels en lesquels nous savons que l’on peut avoir confiance : je pense à Hélène Bouvier. J’ai suffisamment marqué mon admiration et ma confiance en elle, puisque j’ai écrit un avant-propos pour le petit livre qui a paru chez Fayard. Il n’en reste pas moins, il faut le reconnaître que la professionnalisation de facultés comme celle-là présente en elle-même de très graves dangers qui ne peuvent pas être contestés, à mon avis, sans mauvaise foi. Donc, les difficultés sont très grandes et ces difficultés, je ne pense pas qu’elles soient insolubles. Je crois simplement qu’il faut cheminer lentement et avec beaucoup de patience.
Arrêtons-nous, si vous voulez, une seconde sur ce terme de patience. Nous voyons très bien que la patience, non seulement n’est plus à l’honneur dans le monde où nous sommes, mais qu’elle est en quelque sorte exclue totalement par l’accélération qui distingue toutes les techniques, quelles qu’elles soient.
Je crois que ceci est un fait extrêmement grave, car il existe, à n’en pas douter, une affinité profonde entre la patience et la vie. Les processus vitaux – je pense, par exemple, à la conception – ne semblent pas pouvoir être abrégés à volonté. Par conséquent, la patience se modèle en quelque sorte sur des rythmes vitaux qu’il est singulièrement imprudent de vouloir brusquer. Mais, ici encore, c’est bien de vigilance qu’il s’agit. La patience et la vigilance ne font qu’une. Voilà ce que je dirai, si vous voulez, en réponse à votre question de tout à l’heure.(…)