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Freud et la télépathie

Freud et la télépathie

L’attitude de Freud vis à vis des phénomènes paranormaux est passée par trois phases. Jusqu’en 1910, il affiche un scepticisme total. Mais, à partir de cette date, il change d’opinion. Sous l’influence de Jung et de Ferenczi, il en vient à accepter l’idée d’un noyau de vérité des faits dits occultes, qui serait constitué par la télépathie, tous les autres phénomènes allégués relevant de projections de l’inconscient.


Mais cette évolution n’est pas rendue publique et il ne publie rien sur cette question. La troisième phase débute en 1921. A partir de cette date Freud a acquis la certitude de la réalité de la télépathie, au point de s’engager publiquement. Ainsi, cette année là, il écrit à Carrington cette déclaration surprenante :

« Si je me trouvais au début de ma carrière scientifique au lieu d’être à sa fin, je ne choisirais peut-être pas d’autre domaine de recherches, en dépit de toutes les difficultés qu’il représente. » (Correspondance, 1873-1939, Gallimard,1966, p. 364)

Son évolution est donc comparable à celle d’un magnétiseur comme Deleuze : l’incrédulité initiale fait peu à peu la place à une conviction profonde, tempérée par une réserve tactique. Mais Freud, à la différence des maîtres du magnétisme, ne se déprendra jamais de cette réserve ; toujours, il freinera l’enthousiasme de ses disciples, et notamment celui de Ferenczi.

C’est que l' »occulte », même réduit au noyau rationnel de la télépathie, tout en l’attirant, lui fait peur, pour des raisons à la fois théoriques et tactiques. Pour des raisons théoriques, car la transmission de pensée excède ses conceptions et menace sa pratique, malgré le modèle, purement métaphorique, de la radio mentale. Pour des raisons tactiques, car il sait qu’il joue avec le Zeitgeist une partie difficile, et que l’irruption de la métapsychique dans son jeu risque de tout faire avorter. A vouloir se saisir publiquement de la télépathie, la psychanalyse risque de ruiner tout le crédit qu’elle a péniblement acquis dans le monde intellectuel. Introduire la télépathie parmi les objets de la psychanalyse, ce serait permettre le retour de l’occulte au sein même du mouvement, et favoriser des tendances schismatiques déjà manifestées par Jung et Ferenczi. Ce serait aussi fournir aux dogmatiques qui refusent l’idée d’inconscient une occasion supplémentaire de rejeter la psychanalyse.

La pièce de Tobie Nathan et d’Isabelle Stengers La damnation de Freud nous montre avec justesse et humour un Freud attiré par ces enjeux, balloté entre Jones et Ferenczi, et finalement arbitrant en faveur du rationaliste Jones au nom de la raison d’Etat. De fait, Freud optera pour une solution de compromis : il s’intéressera à la transmission de pensée avec discrétion, en tant qu’elle manifeste le travail du rêve, et, finalement, il ne lui donnera dans son édifice qu’un rôle marginal, sans rapport avec les enjeux théoriques qu’elle entraîne. Et, comme il s’en est ouvert à Jung, il concevra sa doctrine comme un barrage contre « le flot noir de l’occultisme ».

Mais, tout en faisant barrage contre l’occulte, il n’en désirera pas moins être celui par qui le scandale arrive, celui qui introduit dans la raison une subversion nouvelle. D’où son ambivalence à l’égard de la métapsychique, considérée tout à la fois comme le modèle de la démarche subversive, et ce contre quoi il faut protéger la raison.

Tel le Maître du Haut Château, dans le roman de Philip Dick, Freud s’était installé à proximité de la frontière, de manière à pouvoir passer de l’autre côté quand il était inquiété. Vis à vis de la question métapsychique, la communauté psychanalytique est restée traversée par l’ambivalence de son fondateur. Elle a toujours plusieurs fers au feu. Si un jour le psi s’installe dans la culture, elle l’aura toujours déjà prévu. Mais en attendant, ce qui peut se justifier, elle observe une réserve prudente, ou bien cherche à endiguer la « boue noire de l’occultisme ».

Pour en savoir plus :

Psychanalyse et télépathie de Sigmund Freud

Rêve et télépathie de Sigmund Freud

L’occulte, objet récurrent de la pensée freudienne

MOREAU C. (1976), Freud et l’occultisme, Toulouse, Privat.

 

Cet article est un extrait du livre de Bertrand Meheust : « 100 mots pour comprendre la voyance« .